mercredi 31 octobre 2007

Sarclo, le garçon qui croit que les Français n’aiment pas les protestants

Joie. Je reçois Le Petit Format, la lettre bimestrielle du Centre de la chanson (garçons valeureux, opiniâtres, passionnés). Interview de Sarclo, qui a repris son ancien nom de Sarcloret parce que le président de la République française s’appelle Sarko. Je l’aime toujours bien, Sarcloret-Sarclo-Sarcloret, malgré que parfois je ne comprends pas tout ce qu’il chante. Dans l’interview, il dit des choses intéressantes sur plein de sujets qui m’intéressent. Et voici qu’on lui parle des chanteurs suisses. Il répond : « Dans le bouquin La Chanson française pour les nuls, sont cités, en tout et pour tout, trois chanteurs suisses. Deux vivants et un disparu. Stephan Eicher a six lignes, Henri Dès deux lignes. Jean Villard Gilles, le disparu, a, lui aussi, droit à deux lignes. Je pense qu’il y a chez vous un anti-protestantisme primaire assez costaud. Il vous a fait vous débarrasser de Michel Rocard, Lionel Jospin, Catherine Trautmann, Maurice Couve de Murville… Il y a chez vous des protestants qui sont tous des gens qui parlent très bien, qui ont une belle langue, une pensée assez bien articulée et que vous finissez par rejeter. Je ne me prends pas au sérieux quand je dis ça, je le dis par boutade, mais je crois que la haine du protestant anime le français de manière extrêmement vivace. »
D’ailleurs, ce doit être pour ça que les Français n’aiment pas Renaud, par exemple…
Cela dit, je suis assez content qu’il ait lu mon livre en comptant les lignes. Ça me flatte. Mais soit il a très mauvaise mémoire (parce qu’on en avait parlé longuement quand je l’avais interviewé), soit je ne sais pas quoi. Moi, de l’« anti-protestantisme primaire assez costaud » ? Ce doit être inconscient, alors. Je suis protestant.
Au prochain bouquin, je prévoirai des quotas. Ça fera plus suisse, peut-être.

mardi 30 octobre 2007

Katerine, côté dessin

Katerine sort un journal graphique, Doublez votre mémoire. On n’écrit plus « journal graphique », de nos jours, mais seulement journal graphique, sans ces guillemets un peu précieux que la presse y mettait à l’époque des premiers volumes de celui de Joan Sfar. Il y a en a tant eu maintenant que le procédé est devenu assez courant, mais surtout l’exigence bien plus haute.
Là, il y a ce à quoi on s’attendait : des poses un peu grotesques de Katerine, des confessions pipi-caca, des souvenirs de tournée… Du point de vue graphique, c’est assez astucieux, régulièrement inventif, beaucoup plus doué qu’une seule transcription dessinée de plaisanteries variées : il a vraiment un sens profond de l’image, et notamment dans la manière de porter une certaine subversion par un trait souriant. Ses petits personnages qui se livrent à mille tâches incroyables sont d’une bonhommie inquiétante. Et j’aime beaucoup sa manière de jouer de ses alias, de ses travestissements, de ses photos maquillées. C’est peut-être, d’ailleurs, le plus réjouissant de son livre.
En outre, il raconte de jolies choses douces sur Helena, sa femme, dont l’univers entier est amoureux.

lundi 29 octobre 2007

Pusse, notre Berlin à nous

Pour ma part, j’ai reçu le n° 1542. Gute Nacht, le nouveau Pusse, un bel objet en accordéon avec deux CD et un graphisme réjouissant, est en tirage limité à 2000 exemplaires numérotés. A-t-on besoin de plus, dans cette conspiration post-Dada, post-Bazooka, post-Murnau ? Evidemment, puisque son public a fini par s’élargir, entre enthousiasme pour notre Tom Waits d’intérêt local et effarement devant son carnaval berlino-expressionniste.
Quelques titres valent vraiment de plonger dans ce disque, comme le très lyrique Electrocuite (« Dansons dansons/Dansons la danse/Des zombis mous/Suffit juste de claquer du genou/En s’décrochant la mâchoire/Electrocuite ») avec la belle voix de Marie-Helène Toussainte Grimigni Soulié de Rozario, l’accordéon et l’harmonica pour les racines bistrotières folk, une lourde rythmique déglinguée pour la cave existentialiste, une voix mâle de fin du monde ensuquée…
Pusse a toujours de beaux côtés années 30, des atmosphères d’abandon de soi en un autre siècle, une sorte d’affranchissement radical de toutes les actualités. On sait bien que c’est ce que souhaite une bonne part du rock : Iggy Pop ou même les Rolling Stones sont allés s’installer dans des années 60 rendues éternelles par leur réduction au seul hédonisme sombre des temps qui conduisirent à l’émancipation de leur génération. Il y a chez Pusse des climats de cosmopolitisme désespéré quelque part dans une brume hivernale et nordique, une charnellité tout entière enserrée dans un écran de film muet, des contours de photo noir et blanc dans un magazine cheap de l’époque… Mais on s’amuse beaucoup, dans ce disque comme sur son son blog. Comme dans un bal masqué où nous serions tous Arthur Cravan ou Erich von Stroheim.

dimanche 28 octobre 2007

Juliette Gréco et la nature du classicisme

On attribue à Hugo l’aphorisme selon lequel le premier à avoir écrit « fraiche comme une rose » est un génie mais le deuxième déjà un classique. La chanson a ceci de différent de la littérature que le classique est toujours le premier. Je suis toujours surpris de la facilité avec laquelle on associe Brassens, Brel et Ferré comme parangons de la chanson classique. Sans doute vaudrait-il mieux dire qu’ils sont trois classiques de la chanson, entre autres parce que j’ai parfois du mal à saisir ce en quoi on les associe (essayons avec Souchon, Bashung et Goldman). Mais, surtout, ces trois-là n’ont pas écrit dans une lignée, une tradition, un usage, un courant. Ils ont écrit contre, ils ont écrit en rupture, ils ont écrit pour eux seuls.
Samedi soir, Gréco chantait à Pleyel et j’ai plusieurs fois été visité pendant le concert par cette idée que, depuis des années, je lis écrit çà ou là qu’elle incarne la chanson classique. Et que je n’ai rien vu là de classique, au sens où le classicisme est le respect de la norme, l’engagement dans un système de références et de conformités. Au contraire, j’ai plutôt eu l’impression d’entendre le commencement d’une histoire, des couleurs de voix qui rompent non seulement avec Jacqueline François, mais aussi avec Chimène Badi, une science très exacte de la ductilité des chansons, une liberté perpétuellement renégociée sur le prévisible et l’attendu.
Certes, la délectation du mot ou la gourmandise devant la mélodie sont des valeurs partagées en ces termes-là plutôt par des artistes apparus avant les années 80. Mais le respect de l’auteur n’asservit pas le sensible chez Gréco. Au contraire, je ne suis pas sûr que Jean-Claude Carrière ait tout à fait pensé C’était un train de nuit tel qu’elle le chante. Mais ce qu’elle fait abonder dans cette chanson finit par emplir les silences et les imprécisions du texte, qui se trouve dès lors en un temps et en un lieu que Carrière n’avait pas écrits. Et cette posture n’appartient pas à une époque mais à un tempérament – le classique est ce qu’elle instaure, non ce qu’elle perpétue.
Voici : en chanson, le classique est le premier ; les suivants suivent. La liberté de Juliette Gréco a aussi affranchi celles qui chanteraient après elle. Il n’est ni Catherine Sauvage, ni Brigitte Fontaine sans elle. L’une des deux est à son tour devenue une classique en établissant une échelle de folie et d’arbitraire telle qu’ensuite ont pu surgir Claire Diterzi ou Adrienne Pauly. Et Gréco n’a d’importance aujourd’hui ni par sa longévité ni par son hypothétique fidélité à un temps donné. Ce qui compte, c’est le chemin accompli, les amarres rompues, les marais asséchés, toute l’entreprise de bouleversement du monde qu’elle poursuit, seule de son espèce et pourtant familière. Une classique donc, exemplaire dans le refus du repos.
J’ai quelque impatience en attendant d’entendre le texte étonnant qu’Abd al Malik lui a donné. On le dira sans doute classique, puisque imprévu.

jeudi 25 octobre 2007

Urban Sax, un indice du déplacement du monde

Discussion avec Gilbert Artman d’Urban Sax, qui en vient au curieux déplacement du sens et de la polarité du geste artistique. A leurs débuts, leur irruption dans l’espace public, leurs concerts sur des parkings ou dans des friches industrielles ont forcément un contenu politique, de manière immédiate et flagrante. La prise du monde par l’art, l’enchantement forcé du tissu urbain, tout cela est un combat qui fait tout autant sens que l’hirsute liberté du free jazz, que le vacarme acéré des alternatifs, que la longue marche loin des villes des babas radicaux.
Si certains ont fait – ou laissé – évoluer leur art vers des formes plus marchandes ou plus amicales aux oreilles, Urban Sax n’a guère changé de musique, d’ambition, de vision artistique. Mais tout le reste a migré : les mêmes saxophones sur le même parking méritent aujourd’hui l’invitation du Conseil général, avec petit espace VIP pour les invités des entreprises partenaires. Les arts de la rue, l’événementiel, les outils de la symbolique politique, la « noblesse » relative des divers espaces urbains ont tellement évolué que, comme le note Artman, les politiques veulent
« offrir aux habitants sans souci de ce qui sera montré. C’est un spectacle, alors qu’à l’époque nous n’agissions pas dans une perspective de spectacle. »
Il est peu de cas aussi purs du glissement foncier des révolutions artistique vers le « confort » et le « conformisme », comme dit Artman. Car j’ai souvenir des papiers sur leurs concerts, de leur musique, de leur environnement idéologique et artistique, et il faut bien admettre qu’à peu près rien n’a changé, sinon la lecture de leur travail – ou plutôt le fait que la lecture de leur travail se cantonne à son niveau récréatif.

mercredi 24 octobre 2007

André Minvielle ou la gravité de l’accent

André Minvielle met du lieu dans la voix, rend au chant sa territorialité. Il est donc béarnais, jazzman, sudiste, improvisateur, parolier, pyrénéen – « nul n’est censé ignorer la Loire », répète-t-il volontiers. Son nouveau disque, La Vie d’ici bas, est une aventure qui cite partout ses sources, Michel Portal, le Brésil, Albert Ayler, le chant d’école primaire, le bal, la Compagnie Lubat, Mai 68, la créolité, la banlieue. Une cartographie rare mais diablement actuelle, comme si son regard savait mieux traverser la forêt touffue des phénomènes musicaux.
Il n’est même pas sûr que Minvielle soit à proprement parler un postmoderne. Il appartient même, pour beaucoup de ses réflexes, à une génération culturelle qui croit à la possibilité d’un progrès en musique. Mais passons : ses disques et ses spectacles ont la valeur de ces démonstrations d’Umberto Eco qui mêlent la bande dessinée, saint Thomas d’Aquin et Gérard de Nerval pour nous faire entendre notre époque. Minvielle rappelle l’épaisseur et le nombre de couches qui constituent notre socle musical, pour peu que nous l’assumions en saine identité : des avant-gardes, la langue la plus vulgaire, les parages des grands génies, des élans collectifs et – j’y reviens – le lieu auquel on appartient avec ses parlers, son accent, ses orientations esthétiques. Cela me rappelle une conversation avec lui dans laquelle il notait l’utilité de l’accent du sud-ouest dans la formation des voix lyriques masculines pendant des décennies et, partant, le poids des Occitans parmi les grandes voix de l’opéra français.
La démonstration se poursuit avec ce disque, qui fait entendre une autre France, radieuse dans son accent et de fait autonome des couleurs dominant à Paris. Ce séparatisme fonctionne, finalement. Peut-être un chatouillis désagréable pour les jaloux du monochrome, mais une bonne nouvelle pour la musique, assurément.

lundi 22 octobre 2007

Laurent de Wilde, le PC et quelques solutions éternelles

PC Pieces ? Pas des pièces de PC, mais des pièces pour PC, une musique qui revendique être passée par l’ordinateur. Laurent de Wilde joue du piano et Otisto 23 sample, tripote, triture, traite en direct ses improvisations. Il en résulte une musique méditative et fluide, dans laquelle, curieusement, l’élément de rythme prend parfois place au premier plan.
Leur dialogue est aussi un discours sur les fonctions, les possibilités, les limites de l’ordinateur. Et, au-delà du plaisir musical, c’est un apport passionnant sur quelques questions beaucoup débattues ces dernières années. En creux, par la puissance cistercienne de leur musique, on comprend mieux pourquoi autant de musique passée par ordinateur, tant du côté de l’Ircam que chez les petits sorciers de l’électro, nous parvient aussi sèche, rêche, étique. De Wilde et Otisto 23 jouent des raideurs de leur association sans s’y laisser enfermer. On ne les entend pas buter contre les bords du cadre, ce qui demande une solide puissance d’invention et d’interaction dans la musique.
Je ne connais pas Otisto 23 ailleurs que par ce disque, mais je sais toute la musique dont est capable Laurent de Wilde et, s’il produit moins ici que dans ses albums de jazz, il n’est pas pour autant désailé, restreint, amoindri. Et c’est qu’il échappe à l’amoindrissement de la musique qui rend cet album si précieux : avec très peu d’outils, très peu de motifs, très peu d’espace, deux musiciens produisent une musique féconde d’images et de textures mentales tout autant qu’un travail de quartet ou que la liberté absolue du piano solo. En se privant de la virtuosité au clavier, des formes habituelles de la rythmique, des figures harmoniques convenues, ce duo réinvente des solutions musicales qui font songer au Moyen-âge, des rigueurs généreuses parentes de Couperin. Des retrouvailles inattendues avec la sévérité géniale de la musique ancienne, ici et maintenant.

jeudi 18 octobre 2007

Christophe Willem et les questions du spé-popu

Conversation avec Christophe Willem, qui est tout autant jeune chanteur que toujours étudiant en communication. Nous évoquons son admiration pour Zazie et surtout la manière dont elle a su être à la fois une auteure et une musicienne d’une exigence très pointue, et conquérir un public de Bercy. « Spé et popu », note-t-il. Discussion, donc, sur cette posture spé-popu dans laquelle on trouve évidemment Björk, à laquelle il ajoute Massive Attack. Une posture dont il rêve explicitement, à laquelle il ose croire franchement pour lui-même (c’est appréciable, cette ambition qui ne se cache pas, cette manière d’assumer cash le chemin déjà parcouru).
Il est vrai que c’est certainement une des plus novatrices singularités de notre moment culturel : la facilité du plus large public à céder à des propositions réellement novatrices. Ce n’est pas très, très neuf, puisque Debut de Björk est sorti en 1993 et a aussitôt été une réussite commerciale. Mais ces quinze années ont vu beaucoup de formes audacieuses dépasser le disque de platine. Même si on peut considérer – pour peu que l’on ait plus de quarante ans – la musique de Daft Punk comme une redite mollassonne du dancefloor fin 70’s, elle vient de l’underground. On peut objecter que tous ces gens ont suffisamment de succès pour qu’on croie leur musique cousue de fil blanc, pour qu’on juge que leur réussite est le fruit d’énormes dépenses de marketing. Il reste que leur trajectoire est imprévisible, sinon dans son explosion initiale, du moins dans la dimension historique qu’elle a prise.
Pour employer le vilain adjectif séminal, il est évident que cette capacité à susciter une suite, une descendance artistique, des conséquences culturelles est tout aussi flagrante chez un Jean-Louis Murat (grand bougoniste, il me disait l’autre jour : « moi, je remplis à peine une Cigale, à Paris ») ou un Dominique A (plus conscient de son importance parce qu’elle lui est venue plus tôt dans sa vie, je crois) que pour une Zazie. Simplement, on mettra plus de pudeur à reconnaitre son amour de Zazie que l’influence des deux susdits (ou de Bashung, ou de Miossec) puisqu’elle est un gros compte Universal. Je me souviens de Thomas Fersen (en 2003, il est vrai, avant la sortie de Rodéo) parlant de familles d’artistes : il appariait la Tordue et les Têtes Raides, Zazie et Obispo. Voilà l’ambiguïté du spé-popu, toujours un peu suspect en raison de ses fréquentations ou de même de ses conditions d’exercice (Massive Attack « dilué » dans Bercy, ai-je lu une fois). Une posture riche, évidemment, mais pas forcément enviée.

mercredi 17 octobre 2007

Daniel Lavoie, ou quelque chose de franciscain

Daniel Lavoie sur scène, hier soir, après le concert de Tokio Hotel à Bercy. Contraste bienvenu entre l’énormité d’un jeu de signes tout en surface et la petite forme nue obsédée du sens.
Il y a chez lui le minimum de l’excentricité, de la rupture avec nos usages humains ordinaires, de la conduite fantasque : seul en scène, il joue du piano en chaussettes ; il a écrit et bien écrit ses textes entre les chansons… Pour le reste, il a été béni. Des mots de force et de cœur, une poésie tout entière de fraternité, la liberté de jeter des images toujours neuves sur les meilleurs sentiments possibles. Il est au point exact entre le romantisme de Julien Clerc et le sens du verbe de Léo Ferré, tout autant enflammé que cérébral, tout autant musicien que moraliste. Si la chanson peut se parer de noblesse, c’est avec un homme tel que lui, dont j’ai dit déjà beaucoup de qualités et qui sait élever toujours ce qu’il chante à un souffle de prophète doux.
Evidemment, dans le contexte de son concert, Ils s’aiment trouve une cohérence assez magique. On a à peine l’impression d’un tube (juste les applaudissements au début) : avant, après, c’est la même obsession de l’humain dans l’homme, du respect de l’univers, de la compréhension d’un ordre à nous supérieur. Ecolo ? Mieux que ça, je crois. Il y a dans ses chansons qui évoquent notre petitesse quelque chose de franciscain pour la bénignité, de calvinien pour la radicalité. Une douceur pressante, une bonté de prédicateur.

mardi 16 octobre 2007

D’« I Like To Move It » à « Coupé décalé mania »

Il est difficile de résister à la rythmique du coupé décalé, avec son temps doublé et son survoltage fervent. Mais en se faisant missionnaire, à la recherche d’un crossover lucratif, il ramène à la vieille question de la prostitution des musiques du Sud, de leur affadissement, de leur créolisation, de leur mondialisation. La compilation très promotionnée Coupé décalé mania lance en single un Coupé décalé dans la cité de Jet Set et Muss qui utilise massivement la ligne de beat d’I Like To Move It, hyper-tube dance déjà solidement amorti. Et on entend partout des emprunts au rap français, au zouk, au r’n’b, idiomes qui tous ont leur poids et leur pertinence sur les dancefloors ivoiriens.
Donc on ne sait si la posture est celle de Kassav’ empruntant au soukouss dans An Malad Aw ou celle d’Exile One travaillant maladroitement le reggae dans sa kadans. Si nous sommes dans les mêmes processus qui font chanter la salsa aux Zaïrois et aux Sénégalais dans les années 60 ou dans ceux qui fabriquent un tango sous-tinorossien à la même époque aux Antilles… Et la question du goût n’a rien à y voir : les guitares zaïroises du coupé décalé d’aujourd’hui ne sont peut-être pas seulement une survivance de l’ordre général des musiques urbaines africaines depuis trente ans ; elles sont peut-être devenues une donnée idiosyncrasique de la musique ivoirienne, comme les couleurs blues électriques sont résolument chez elles dans la chanson française.
Ce qui est instructif avec une telle compilation, c’est que certaines chansons semblent avouer une servilité touchante, tandis que d’autres « sonnent » moins directement obséquieuses. Mais, là encore, ma perception est forcément oblique et très personnelle, selon ma propre expérience créole, ma propre culture de passionné des musiques urbaines africaines, mes propres précautions éthiques quant à l’idée de crossover… C’est dire que le débat récurrent sur la « musique pour le Blanc » et la « musique pour nous » n’est pas près de se clore.

lundi 15 octobre 2007

Un singulier portrait de Suzy Solidor

Suzy Solidor a une drôle de réputation, entre son Lily Marlène qui lui a apporté de beaux ennuis et sa liberté saphique crânement assumée. On oublie volontiers sa position à l’entre-deux compliqué, quelque part entre les meilleures manières de la chanson réaliste (les roulements de la voix dans Escale) et un « poétisme » un peu hautain de diseuse fière de l’être.
Martin Pénet sort un CD d’une folle érudition sur l’art de Suzy Solidor, avec une foule d’enregistrements radio jamais entendu par quiconque a moins de cinquante ans. Dans les dialogues avec les animateurs, on est ébloui par le snobisme de son accent, par la vanité toute droite de ce qu’elle dit d’elle-même (« Je suis une diseuse. J’ai une grosse voix de garçon et le matin, on me dit « bonjour monsieur » au téléphone. Je ne suis pas du tout une chanteuse. »), par le mépris attentionné de cette époque pour l’art populaire de la chanson…
Au-delà de ce portrait d’une époque, il y a une curieuse interprète, qui aborde Le Parapluie de Georges Brassens avec des gravités salonardes, La Fiancée du pirate avec des politesses inattendues, La Chambre de Léo Ferré avec des délectations toutes légères… Une sorte d’envers mondain de Juliette Gréco, qui trouve des humeurs futiles aux plus noires pages du répertoire. Outre la performance de l’exhumation de tels documents et de leur restauration, un portrait sublimement raffiné.

vendredi 12 octobre 2007

Parler de la musique de Brassens

A l’université Brassens, organisée dans le XVIIIe, à Paris, beaucoup de gens parlent et disent des choses fortes. Claude Barthélémy sort la guitare et dit de très justes choses sur la musique de Brassens. « Ce n’est pas un héros de la guitare, mais un frangin, un peu comme Keith Richards. » Il parle des écarts de tessiture, comparant par exemple la petite quinte de la mélodie de Tombé pour la France d'Etienne Daho et les larges écarts de Je me suis fait tout petit. Remarque qu’il « met la complexité à la portée de tout le monde. »
Il pose une bonne question sur la qualité singulière de ces musiques écrites pour ne pas être arrangées, de présenter tout à fait nues ses mélodies. Il faudrait prolonger par une réflexion sur la rythmique de ses chansons, tant on sait qu’il en a travaillé beaucoup en s’accompagnant en frappant sur un bord de table. Il faudrait aussi réfléchir à la parole telle que prononcée par Brassens, à son accent tonique, à la fonction de la lenteur dans sa manière de chanter. Je me demande si ce n’est pas là qu’il y a le plus de promesses de découvertes.

jeudi 11 octobre 2007

Charles Aznavour, fol orgueil, belle franchise

Mardi soir, première d’Aznavour au Palais des Congrès. On n’y croit pas, évidemment, à cette longévité, mais il prévient au bout d’un moment que, tant que la voix va, il continuera. Le micro tremble un peu dans la main, la justesse est parfois rétive (il cherchait le ton de l’Ave Maria avec un brin de nervosité, quand même) et il garde une ferveur crâne et finalement assez joyeuse. J’ai beaucoup aimé qu’après Pour faire une jam, il demande à son groupe de reprendre toute la chanson avec un tempo plus vif, un tempo de gamin des années 50 – un tempo sur lequel lui-même a un peu de mal à ne pas s’essouffler.
Surtout, surtout, surtout, il y avait J’abdiquerai, huitième chanson du concert et suite de Je m’voyais déjà – qu’il ne chante pas, d’ailleurs. J’abdiquerai est sans doute la couronne d’un 2 décembre 1804 qu’il se pose lui-même sur la tête, le long inventaire de ses adieux, chaque adieu étant une gloire d’une carrière de légende. Comment ne pas saluer le phénoménal orgueil de ces vers-là : « Et s’il me reste encore un beau spectacle à faire/Un bel enterrement flatterait mon ego »… Personne ne pourrait oser parler ainsi, sauf lui, entré au Panthéon de son vivant.
Quand je l’ai rencontré la semaine dernière, il avait un grand sourire sur le plaisir que lui fait la gêne de ses pairs devant cette chanson. Mais, enfin, quelqu’un a dit tout haut les plaisirs vaniteux de ce métier, a écarté les rideaux sur le rêve de se survivre.

mercredi 10 octobre 2007

Sophie Térol, glace et feu

Que sait-on faire des fantaisistes en France ? Peut-on admettre qu’une chanteuse soit avec autant de pertinence drôle et dramatique, bouffonne et romantique ? Je ne cache pas, depuis quelques années, mon enthousiasme pour Sophie Térol, dont je n’ai pas l’impression qu’elle conquiert facilement une place au soleil – plutôt une aura discrète, cantonnée aux parages de la chanson-française-de-qualité-bonsoir.
Puisqu’elle est pour un mois à Kiron en début de soirée, juste avant Karim Kacel, je suis retourné la voir. Quelques nouvelles chansons et toujours l’ampleur de son incroyable grand écart : l’extrême gauloiserie du refrain « Il est aux waters Paulo, il a une fidèle gastro » et ses bouleversantes chansons d’amour (« Mais qu’est-ce donc que l’amour quand on est seul chez soi ? »). Son personnage est toujours aussi unique, entre une sorte de fureur comique qui assume toutes les dingueries (gros numéro sur J’ai un zizi) et la fêlure amoureuse mi-hystérique, mi-fantasmée. C’est une Barbara qui ne croirait plus au bonheur en même temps qu’une Annie Cordy qui ne voudrait pas de Broadway – une peine et un rire à la fois dans une audace d’himalayiste.
Donc, comment un personnage tel que celui-ci peut-il se rendre soluble dans les médias à large spectre, avec sa nuit si sombre et son soleil si radieux ? Il lui faut forcément le temps d’être glace et feu, sans espoir de jamais parvenir à la tiédeur, et tout cela est plus que difficile par les temps qui courent.

mardi 9 octobre 2007

Sarclo, le garçon qui crache sur les tombes

Nouvel album de Sarclo. Toujours furieux, toujours tendre, quelque chose d’un bel humain. Il n’aime pas les riches, ce qui n’est pas un mauvais sentiment. Il parle beaucoup d’amour, ce qui est une saine chose.
Il a fait aussi une chanson (c’est la plus courte, 1’47) qui dit : « A la mort de Pierre Bâche-Lait/Je m’ai fait une poêlée de rognons/En chantant d’un air guilleret/T’es mort. J’ai mis du citron ». Moi, j’aimais bien Pierre Bachelet. Il n’avait pas fait que des bonnes chansons. Et alors ?
Je me suis demandé – connement, mais demandé quand même, puisque une chanson me posait la question – si je préfère Bachelet à Sarclo ou Sarclo à Bachelet. On demanderait Bachelet, Sarclo ou Brassens, je saurais qui ; ou alors Bachelet ou Brassens, ou alors Sarclo ou Brassens. Mais Bachelet ou Sarclo... C’est comme choisir entre steak-frites et côte de porc-frites, pile ou face, Badoit ou San Pellegrino.
Un rebelle et un chanteur de variétés ? Je ne pense pas que Bachelet a fait exprès de toucher le public, que Sarclo fait exprès d’écrire des chansons qui n’atteignent pas le prime time – question de conformation, d’époque, de pas de pot, peu importe après tout ; le plus grand mensonge que l’on puisse proférer dans ce métier est « peu importe que je vende mille disques ou un million ».
Dans l’immédiat, je suis bien content que Sarclo soit toujours vivant. Je le reverrai avec plaisir sur scène, j’ai envie qu’il sorte encore des disques. Je n’aimerais pas que quelqu’un aille cracher sur sa tombe. Je ne suis pas pressé d’écrire sa nécrologie. Au demeurant, je crois que celle que j’ai faite pour Bachelet était vraiment sincère.

lundi 8 octobre 2007

Johnny Hallyday, la séduction de la mesure

Voici donc que Johnny ne crie pas. Nous commençons à recevoir les copies de presse du Cœur d’un homme, son nouvel album qui sortira le 12 novembre et c’est peut-être cela la première surprise : un Johnny Hallyday qui adopte un chant moins expansif, moins exclamatif, moins obsessionnellement viril. Il commence à donner de la voix seulement au cinquième titre, Vous madame, après avoir pourtant traversé quelques titres dans lesquels, en d’autres temps, il aurait mis tous les vumètres dans le rouge.
Et qu’on n’aille pas me dire que c’est parce que le concept de cet album est d’aller vers le blues classique. Mais je me souviens avoir entendu Yvan Cassar s’interroger sur le tout-à-fond-tout-le-temps de Johnny. Sur une bonne partie de cet album, c’est comme si convergeaient les idées de mesure et de sincérité. On voit bien ce qui aurait pu être fait de Que restera-t-il, chanson sans grandes ailes de Didier Golemanas : on connait des albums sur lesquels seront montés de couplet en couplet une grosse escouade de cuivre et un lourd plafond de chœurs tenant les notes fortissimo, des albums sur lesquels Johnny aurait sorti la bonne grosse voix jaillie des tripes, le front en sueur et les poings serrés. Là, tout tient en un bon country-blues à peine beurré de pedal steel guitar.
Evidemment, on retrouve ses majuscules en caractères gras ici ou là, comme dans Ma vie (avec Abraham Laboriel, pour le recours constant au canon de marine) ou Ce que j’ai fait de ma vie (ah ben, en voilà une thématique qu’on la fréquente !). Mais on aurait pu craindre l’attaque des grosses paluches dans sa reprise de Sarbacane de Cabrel – eh non !
On dirait qu’il abandonne ses habitudes au profit d’une orthodoxie : dans T’aimer si mal avec Taj Mahal en guest star, il ne s’amuse pas à essayer de dominer la forme, la bonne pratique, le cliché. (Au passage, ne refusons pas de goûter le texte de Marc Lévy : « Je vais t’haïr si bien/Que je serai fou de toi/Et coulent dans tes veines/Mon opium et ma peine/Je veux sentir ta bouche/Te coller à ma peau ». Je pense que, quand je parlais des questions d’esthétique dans la chanson française avec les étudiants du DESS à Angers, ce texte aurait très bien collé pour le module sur « sens vs abstraction ». Un beau modèle de prolifération de signes sans souci de leur cohérence de détail, quelque chose qui fait penser aux évolutions des textes de Mick Jagger pour les quelques derniers albums des Rolling Stones. Clichés et abstraction, clichés et décollage des réalités tangibles. Enfin, c’est une autre histoire, mais je pourrais continuer jusqu’à demain matin.)
Curieusement, cet album est d’autant plus séduisant qu’il montre un Johnny dépouillé de ses séductions les plus usuelles, mais sans jamais prétendre à une originalité nouvelle. Un coup de génie, peut-être : la révolution par l’ordinaire, le renouvellement par le classicisme, le retournement par le lieu commun… Joli coup.


Et puis une belle chanson, franchement, Chavirer les foules, de Michel Mallory : « Une idée forte sur un bon thème/Qui sonne bien, qui sonne actuel/Un truc qui parle de nos problèmes/De nos amours et de nos peines/En un langage universel/Ça, ça fait chavirer les foules ». Voici qui me rappelle une chanson enregistrée il y a presque quarante ans, Hit parade, pour le film Les Poneyttes, bien oublié depuis : « Dans un fauteuil vous êtes là/Sans problèmes et sans tracas/Moi je dois chercher déjà/La chanson qui sera dans le hit-parade (…) Une chanson qui devra plaire/Au public voilà l’affaire/Qui parlerait de l’amour/Désespéré sans retour ».

vendredi 5 octobre 2007

Michel Fugain peut-il être un devin ?

« C’est comme un artisan qui regarde les travaux qu’on a fait chez vous qui demande : « Et il vous a fait payer combien ? » Conversation mercredi avec Michel Fugain, qui en vient à la condition d’artiste présent depuis quarante ans, à l’expérience de l’aîné qui voit, sous les énormes succès du moment, qui va rester et qui va disparaitre. Un regard qui ne se partage pas, affirme-t-il. « Si on aime le saucisson, on ne va pas derrière voir travailler le charcutier. » Mais en revanche il peut y avoir l’œil de l’artisan et ses sous-entendus quand il regarde le boulot de son collègue…
Je suis curieux de tout cela, évidemment. J’ai bien sûr des intuitions, parfois même des prédictions motivées, mais il y a toujours la part de mystère, d’imprédictibilité irréductible. Ceci dit, je pense qu’il y a toute une part de ce métier qui est transparente, qui est pour une part objectivable. Quand on est backstage ou dans les allées d’un festival avec Jean-Claude Camus ou Olivier Poubelle – qu’on peut prendre pour les symboles de deux générations de producteurs –, on entend forcément tomber des jugements lapidaires qui expliquent pourquoi ils n’ont pas voulu tourner Untel ou pourquoi ils se sont séparés d’Untel. Et il y a forcément, outre leur décision d’entrepreneur, quelque chose qui s’attache au fonctionnement général de notre société. (Par exemple, sans parler de ces deux producteurs-là, je me souviens de ces deux années au cours desquelles l’énorme majorité des gros tourneurs ont bazardé leurs artistes de rap. Mouvement général, avant le backlash commercial et idéologique.) Tous ces gens-là ont une compétence, des références, un savoir collectif et individuel qui peut sans doute éclairer une bonne partie des évolutions culturelles et commerciales dans le domaine des musiques populaires.
Mais où se trouve la limite ? La part d’imprévisible est-elle la même que la part d’inexplicable ? Autrement dit : peut-on prévoir si Rose aura un gros succès et pas Orly Chap ? peut-on vraiment comprendre, a posteriori, pourquoi Rose et pas Orly Chap ? Evidemment, c’est là toute la question : à partir de quand et jusqu’à quand ne sait-on pas ? Et quand Julien Clerc se découvre en première partie de Gilbert Bécaud à l’Olympia et qu’on voit, toujours Fugain dixit, « un soleil », ne peut-on pas le voir aussi quand passe un des météores de l’époque ?
Comme critique autant que comme cinglé de chanson, je me pose souvent ce genre de question : peut-on voir, deviner, prédire ? Et pourquoi, quand j’avais raison sur Vincent Delerm, me suis-je trompé sur Arielle ? Et à partir de quand sait-on mieux prévoir ? Fugain peut-il être sûr de lui après quarante ans dans la chanson, ou cela fait-il quarante ans qu’il est sûr ?

mercredi 3 octobre 2007

Le nouveau modèle économique : le contre-exemple Radiohead

Le nouveau modèle économique de la musique enregistrée ressemble de plus en plus au bonneteau des rues louches – le « Où qu’est-y ? Où qu’est-y ? » du camelot, le chaland qui ramasse trois biftons sans rien comprendre, le comparse fébrile, la complicité tacite des spectateurs qui regardent le pigeon se faire plumer… On nous raconte beaucoup que l’on va trouver de nouvelles solutions, qu’il faut être inventif, qu’il faut briser les tabous de la vieille industrie et de ses CD.
Là, nouveau choc : Radiohead qui annonce que son prochain album sera téléchargeable à un prix librement fixé par ses acheteurs. Joli coup. Ça repart pour un tour de babil sur le nouveau modèle, sur les nouvelles ambitions, sur les défis formidables que l’époque nous propose. « Où qu’est-y ? Où qu’est-y ? », encore une fois.
Il reste que les « coups » de la nouvelle économie du disque, que les prémices ce nouveau modèle économique ont quelque chose en commun : l’album de Cerrone couplé avec les téléphones Samsung (premier « disque d’or digital »), Prince qui sacrifie les ventes en magasins en Grande-Bretagne pour mettre son CD dans un journal, Madonna qui réserve son single à un opérateur de téléphone, Paul McCartney qui sort son album dans les cafés Starbucks, Manu Chao qui vend Sibérie m’était contéee dans les kiosques à journaux… Tout cela ne concerne que des artistes qui ont explosé au temps du vieux modèle économique, qui ont imposé nom, image et back catalog à l’époque du CD vendu à la tonne.
Et c’est peut-être ça qui rend toutes ces démonstrations peu convaincantes : sans les millions de CD vendus d’OK Computer, Radiohead aurait-il cette puissance aujourd’hui ? sans trente ans de commerce du vinyle et du CD, Cerrone pourrait-il contourner les règles auxquelles il s’est si longtemps soumis ?
(Je me souviens des singles de Radiohead à l’époque de Kid A, sortis tous en trois ou quatre versions avec des bonus et des remixes différents, et des pochettes avec variantes selon les pays, pour tondre le fan « complétiste ». Ça, c’était la belle époque du racket par le CD. Mais maintenant, Yorke parle d’un nouveau rapport avec le public. C’est gentil.)
On revient à la polémique David Bowie d’il y a quelques années, lorsqu’il parlait de la mort du droit d’auteur : cette posture militante est-elle tenable lorsqu’il s’agit de construire une carrière, d’investir sur un pari esthétique ? Prétendre que le droit d’auteur n’a plus de sens, n’est-ce pas précisément le propos d’un artiste qui a construit sa prospérité et sa liberté artistique sur des lustres de droits d’auteur méticuleusement perçus ?
Le nouveau modèle économique tel que dessiné là convaincrait s’il parvenait à fonctionner sans s’appuyer sur l’univers ancien. Mais là, on ne voit toujours rien venir qui puisse refabriquer de la richesse. Cette bonne vieille richesse qui a installé le panthéon que l’on révère, toutes générations confondues.

mardi 2 octobre 2007

Etienne Daho, jamais aussi bien

Les critiques sérieux doivent s’abstenir d’employer les adverbes jamais et toujours. Donc n’hésitons pas : jamais un disque d’Etienne Daho n’a été aussi beau que L’Invitation, qui sortira début novembre. Jamais sa voix n’a été aussi proche, jamais il n’a été aussi fièrement en apesanteur entre dépression et félicité, jamais il n’a été autant en harmonie avec l’orchestration de ses chansons (David Sinclair Whitaker lui-même). On en reparlera, évidemment.
Et puis il y a avec l’album un petit disque de cinq reprises en anglais : Little Bit of Rain de Fred Neil, I Can’t Escape From You d’Hank Williams, Cirrus Minor de Pink Floyd, My Girl Has Gone de Smokey Robinson, Glad to be Unhappy de Rodgers et Hart. Merveilleux accent français, choix superbe, références lettrées et étourdissantes (il faut comparer son Little Bit of Rain valeureux et sensuel, avec celui de Karen Dalton, déchiré et agonisant, deux états de l’âme si opposés et révélateurs…), arrangements à des sommets de richesse. Dans l’exercice de la reprise frenchy, je crois que je n’ai jamais (encore jamais !) été séduit à ce point par la cohérence et le goût d’un regard sur le bagage anglo-saxon : de Broadway au prog-rock, du folk urbain à l’apogée de la soul… Nous ne sommes pas encore à Johnny Cash chantant tout ce qu’il aime dans les albums American (Daho a au moins trente ans devant lui, avec son ventre plat et sa vie saine), mais il y a une sorte de souveraineté dans l’approche qui me touche beaucoup. Il semble chanter ce répertoire comme Brassens chante Mireille et Jean Nohain ou Charles Trenet, avec plus de connivence que d’engagement, plus de mémoire de soi-même que de révérence aux grands modèles, et sans rien céder nulle part à la tentation de l’imitation.

lundi 1 octobre 2007

Denis Cuniot, le klezmer en solitaire

C’est fort agréable de revenir de temps à autre au disque Confidentiel Klezmer de Denis Cuniot. Depuis sa parution il y a quelques mois, je le reprends régulièrement pour ses mystères autant que pour ses qualités familières – l’oxymoron, d’abord, de jouer de la musique klezmer en solo au piano ; l’évidence, ensuite, d’une telle proposition.
Dans le son, il y a les médiums métalliques qui font penser à la manière dont Keith Jarrett manie aussi les ostinatos. Et il y a ces aigus grenus et envoutés, parents des Orients du qanun ou du santour. Et surtout une incroyable grammaire rythmique qui avoue tout, qui assume et revendique une identité musicale d’une virtuosité magnifique autant que d’une insondable mélancolie.
On imagine que peut-être jadis et là-bas cette musique a été jouée par un pianiste solitaire. Mais était-ce un pianiste équipé de ce matériel harmonique, de cette vision de l’espace, de cette richesse dans les approches mélodiques ? Etait-ce un pianiste qui jouait tout ensemble la musique et le désir de musique ?
Autrement dit, la musique traditionnelle, la musique des musiciens routiniers, la musique des premiers jours du monde, est-elle trahie ou magnifiée par notre idée de l’interprète créateur, du musicien libre d’aller au-delà de sa culture (ou de sa partition, ce qui est en l’occurrence la même démarche) ?
Ce que j’aime chez Denis Cuniot en solitaire, c’est justement l’exploration personnelle d’une tradition, d’un corpus collectif, d’une humeur historique. Et que cette exploration personnelle est magnifiquement respectueuse du klezmer ancien. On peut même imaginer qu’il y prend le geste originel des klezmorim sans l’urgence de la danse, de la pièce dans le chapeau, des frottements humains qui faisaient jouer russe, ukrainien ou parisien en Yiddishland. Une sorte de klezmer sans l’histoire, et dans la paix, et dans la richesse culturelle de notre siècle – celui qui en sait le plus long sur la musique.