vendredi 30 novembre 2007

Au pays de Noël (V) : « un agneau, avec un grand zèle »

Les raisons pour laquelle les Antillais continuent à chanter des cantiques de Noël sont nombreuses, complexes, ambiguës, réellement typiques de la manière dont, dans une société créole, peuvent s’inverser les polarités culturelles. Car, après tout, on va dans quelques jours chanter des cantiques dans les salons d’un ministère de la République pour honorer la communauté antillo-guyanaise, ce qui n’est pas tout à fait ordinaire dans notre régime laïque. Mais les défenseurs les plus acharnés de nos cantiques antillais ne sont pas toujours eux-mêmes vraiment catholiques. Et peu importe.
Il y a le collectif, le convivial, le partage, le braillé-ensemble, la redite extasiée des mêmes émotions déjà bien connues. Il y a la langue extraordinaire de ces chants, écrits par des curés à l’emphase très XIXe et aux ailes bien courtes (à propos d’ailes, l’émerveillement renouvelé, à chaque fois, au vers « L’un apporte un agneau, avec un grand zèle »). Alors ce français-là est devenu un français curieusement distant du français quotidien, et même du français de France, avec sa guinde surannée et ses grâces rhumatisantes. Il est quasiment de la même eau, en fait, que les ritournelles créoles qui suivent la plupart des cantiques. (Après les douze couplets interminables qui commencent par « Joseph, mon cher fidèle/Cherchons un logement/Le temps presse et m’appelle/A mon accouchement/Je sens le fruit de vie/Ce cher enfant des cieux/Qui d’une sainte vie/Va paraitre à nos yeux », on chante « A fos Joseph té boulé/A fos Joseph té boulé/A fos Joseph té boulé/Joseph domi déwo » (« Joseph était tellement saoul qu’il a dormi dehors »).
Mon préféré ? Page 79 du recueil vert (celui de tout le monde) : « Quand Dieu naquit à Noël/Dans la Palestine/On vit ce jour solennel/Une joie divine/Il n’est ni petit ni grand/Qui n’apportât son présent/Et nononono/Et nofrifrifri/Et nono/Et n’offrit/Et n’offrit/Sans cesse/Toute sa richesse ». Je n’ai jamais imaginé que l’on put résister à ces cantiques-là, à Dans le calme de la nuit, à Michaud veillait, à Allez mon voisin, à Oh la bonne nouvelle (pour une introduction, se reporter à la constante réédition du vénérable Noël aux Antilles avec Manuela Pioche, Henri Debs et Guy Alcindor)… Mais ce sont ces cantiques qui m’ont toujours semblé la preuve la plus impeccable que les Antilles n’étaient pas absolument françaises, et même loin de l’être, tant leur culture continue de faire miel d’un pan de culture française déserté par les Français. Car, en France, on ne chante pas Noël, on n’habite jamais le pays de Noël. Et pourquoi ?

jeudi 29 novembre 2007

Au pays de Noël (IV) : enfin, Spike Jones respecte quelque chose

Spike Jones a beaucoup haché de musique. Des sifflets, des gloussements, un kazoo, des coups de feu, des hennissements, des voix de fausset, tout un répertoire de nez rouges mis à la musique d’orchestre de l’époque avec autant de goût pour l’absurde que pour la bouffonnerie. On a peut-être oublié son côté dadaïste pour ne plus retenir qu’un lien avec Tex Avery, dont les bêtisiers télévisuels usent et abusent aujourd’hui.
Ce qui fait qu’on ne le prend guère au sérieux, qu’on le regarde un peu de haut, le pourvoyeur en musiques rigolotes de « Télé Foot ». Pourtant, son album de Noël, Let’s Sing a Song of Christmas, en 1956, est un joli modèle de piété musicale. Car, de manière assez inattendue, il alterne les instants comiques qui dynamitent les standards de Noël, et les instants de beauté simple, dans lesquels il laisse le chœur chanter les traditionnels selon la tradition. On a l’impression que lui-même, en 1956, fait le tri : d’une part, les rengaines rebattues qui l’agacent suffisamment pour qu’il leur fasse un sort avec ses City Slickers et, d’autre part, les chansons de la joie, de l’émerveillement et du partage qu’il faut laisser intactes. Cette pudeur, ce respect, cette sincérité finissent par être réellement touchantes.

mercredi 28 novembre 2007

Au pays de Noël (III) : le chef d’œuvre de Leon Redbone

La puissance de l’album Christmas Island de Leon Redbone tient à sans doute plus à son assomption des lieux communs qu’à la volonté d’y échapper. Au contraire, il y a partout la référence à un âge d’or à la fois bien connu et plaisamment détourné. Le dobro de Cindy Cashdollar comme souvent dans ses albums des années 80, mais avec les omniprésents violons de Noël ; le piano un peu stride, mais joué par Dr John… L’ancienneté du répertoire (sa vétusté, même) n’est pas seulement la signature d’un esthète des temps du 78 tours, mais éclaire finalement un certain rapport aux fêtes de fin d’année, par essence nostalgiques et désuètes. Vu de France, il est d’ailleurs peu de disques américains de Noël qui parlent aussi sincère et avec autant de noblesse du sentiment tout simple (enfantin, même), qui consiste à attendre les cadeaux et à sourire devant les décorations de la maison. C’est un peu le pendant du générique de Manhattan de Woody Allen, un discours voisin de celui d’Ingmar Bergman lorsqu’il peint le réveillon au début de Fanny et Alexandre : une idée des Noëls passés, à la beauté sans nuance et au prestige intact. En idéalisant la chanson de Noël, Leon Redbone idéalise Noël autant que l’Amérique des musiques populaires. Un chef d’œuvre armé de toutes les ruses et de toutes les techniques du second degré, mais qui célèbre Noël de manière parfaitement littérale.

mardi 27 novembre 2007

Au pays de Noël (II) : Santa Claus is une pute (The Jackson 5)

Ce qui est le plus embarrassant avec la manie américaine de l’holiday music, c’est son caractère systématique. Et, autant on peut se réjouir que tout le monde enregistre un jour un disque de Noël, on peut déplorer que tout le monde enregistre un jour un disque de Noël – parce que c’est, de temps en temps, le pire disque d’une carrière. Les Jackson 5, par exemple, n’avaient pourtant pas lésiné sur le mauvais sucre, les graisses saturées et les colorants chimiques. Ils en rajouté avec un allant confondant en 1970 sur leur season album. Jamais ils n’ont plus braillé dans le micro, jamais leurs arrangements n’ont été aussi cheap, jamais ils n’ont constitué une tracklist avec autant de faiblesse – le super nunuche Rudolph the Red-Nosed Reindeer, une version sinistre de L’Enfant au tambour… Et, pour arranger le tout, Jermaine n’est pas vraiment en voix et Michael chante faux dans presque tout Santa Claus is Comin’ to Town.
En France, on aime à déplorer le massacre des dindes et la grande orgie rituelle des fêtes. Il faudrait, si l’on était américain, pleurer la dignité sacrifiée de certains artistes. Car, s’il y a peu à aimer dans la carrière des Jackson 5, son épisode le plus miteux est sans doute là, dans ces chansons semées de petites clochettes féériques, de violons extasiés, de jolies images de paix universelle et d’enchantement familial. Un sommet du sonner-faux et de la fausse conviction qui ne parvient pas à se dissimuler : musique médiocre, intentions sans ambition aucune, rendu pitoyable. Alors, évidemment, comme on dit, il faut se remettre dans le contexte de l’époque, il faut comprendre la demande du public, il faut se souvenir de ce qu’a été l’épopée des Jackson 5… Et ça ne suffit pas : comment trouver une musique moins sincère que celle-là, une musique aussi docilement servile, une musique aussi consciemment prostituée ?

lundi 26 novembre 2007

Au pays de Noël (I) : Elvis, l’hyper-Noël

Ces jours-ci à New York, retrouvailles avec les disques de Noël – une pièce entière, des centaines de références au Virgin Megastore de Times Square. Evidemment, l’envie d’entrer dans tout ce répertoire à la fois si loin et si proche de notre Noël à nous, Français qui n’arrivons pas célébrer la fête sans mille questions, mille pudeurs, mille refus, mille détours. Les deux albums de Noël d’Elvis disent bien des choses de lui et de l’Amérique : 1957, c’est le jarret ferme, le tranchant des versions, l’insolence instinctive sous l’attendrissement ; 1971, c’est les chœurs au large, l’orchestre nombreux, les effets hollywoodiens des arrangements, les devoirs d’entertainer sous le plaisir personnel.
Quand on réécoute son White Christmas, on comprend bien pourquoi Irving Berlin voulait qu’il soit boycotté par les radios : il y a un petit rien de distance entre sa manière de syncoper et celle de Bing Crosby, entre la moue provocatrice qu’il y a sous ses cassures et l’œil de velours des crooners qui laissent désirer la note. Une sorte d’infime ironie, si on veut l’y entendre, alors que pour sa part il pose le peigne à gomina et le bandana avant de s’asseoir à la table familiale. Un scandale semblable à celui de ces putes qui sanglotent devant la statue d’une sainte à côté des grenouilles de bénitier (quelles sont les larmes que désire le Seigneur, d’ailleurs ?).
Evidemment, en 1971, il y a du show, des majuscules, de la fausse neige sur le sapin synthétique et dix milles guirlandes qui clignotent partout. Un hyper-Noël, en quelque sorte, qui s’accorde au commerce de masse des season greetings et des cadeaux à la tonne.
En 1957, il reste un peu de l’Amérique fauchée dans le disque de Noël d’Elvis. En 1971, la crise est loin.

jeudi 22 novembre 2007

Berry et les doux mots de mort

Il faut citer cette chanson de Léo Ferré et Jean-Roger Caussimon, en 1972 : « Ne chantez pas la mort, c'est un sujet morbide/Le mot seul jette un froid, aussitôt qu'il est dit/Les gens du show-business vous prédiront le bide ». Il reste que la mort (« La mort, la mort, la mort », chante Brassens en gonflant la voix dans Le Nombril des femmes d’agent, ce qui est merveilleux à chaque écoute) est un bon sujet, peut-être même le meilleur. D’ailleurs, que chante-t-on si principalement, le dimanche au temple, sinon l’énorme jubilation du « tombeau vaincu » dans le cantique A toi la gloire ô ressuscité ?
Après que furent morts tant d’enfants dans la chanson réaliste, de L’Hirondelle du faubourg à Maman est une étoile, la chanson moderne fait beaucoup mourir les parents. Le père de Nantes par Barbara (est-ce un blasphème de dire que ce n’est pas le plus léger-léger qu’elle ait écrit ?), le père de Vierzon par Jamait, le père de Mon papa de Sarclo…
Puisqu’il faut préparer la rentrée de janvier, qui depuis quelques années est la saison des nouveaux artistes, parvient aux journalistes le disque de Berry, jeune femme dont l’album est un choc doux et élégant. (On entend déjà ce qui va se dire à propos d’une chanson comme Le Bonheur, son habileté magnifique et ses carlabrunismes du genre « Le bonheur conjugal/Restera de l’ar-/Tisanat local ». Ce ne sera qu’un moment agaçant à vivre pour Berry.)
Il y a dans ce disque une chanson particulièrement troublante, Plus loin. D’abord, on croirait une habituelle chanson de rupture. Et puis il y a des mots très choisis, des images pastel, des vers au sens oblique, qui font de plus en plus – puis tout à fait – penser à l’agonie et à la mort d’une mère. Il est bien possible que je me trompe, d’ailleurs, dans ma lecture de cette chanson. (Il faudrait ouvrir un wiki « Polysémie de la chanson » avec tous les doubles sens, faux doubles sens, rumeurs de doubles sens…) Mais tout converge, et de manière aussi légère qu’insistante. L’émotion s’impose de manière d’autant plus têtue que mille pudeurs semblent chercher à lui faire contourner la chanson. Et c’est peut-être cela qui fait la valeur de Plus loin : toucher sans rien dire, dire sans rien dévoiler vraiment. Une jolie rupture avec les impudeurs usuelles de l’exercice. Une exemplaire sincérité, un exemplaire mystère.

mardi 20 novembre 2007

Philippe Forcioli, rare et indispensable

Il reste, invaincue, une chanson poétique. Et je reste indéfectiblement amoureux de ce que chante Philippe Forcioli, immense écrivain de ces mots faits pour trotter dans la tête lorsqu’on marche sur un trottoir anonyme ou qu’on veille dans la nuit inquiète.
Voici Quand une chanson s’avance, son neuvième album qu’il a évidemment autoproduit. Et cela fait luire un soleil sur la journée, tant il fait jaillir la ferveur, l’élan, la tendresse, la compassion, l’amitié, la foi. On voudrait tout citer, évidemment, les arrangements flûtés et les percussions géniales de Celui qui s’en va, les franchises bouleversantes de Chemin de terre (« Un jour ayant compris que vivre était souffrance/Combat contre mourance espérance et folie/Un jour ayant compris que vivre est un voyage/Qu’il faut peu de bagages qu’il faut beaucoup d’amis »), les poèmes de René-Guy Cadou, de Pierre Reverdy et de Henri Pichette qu’il a adaptés, ses magnifiques déclarations d’amour à l’amour (allez, citons :
« Que j’en appelle à l’homme à la femme ou bien à Dieu
Et à tous les jeunes les vieux au serpent ou à la pomme
Toutes routes vers Rome tous les chemins d’écoliers
A ta suite font collier chaque brin d’herbe te nomme
Aimant et admirable insaisissable et donné
Juste à la pointe du nez de la plume ou de la lame
Tu es la girouette à la cible de tous chants
Tous les soleils t’approchant tu les tiens dans ta musette »
)…
Cet enracinement dans une langue éblouie, travaillée, jaillissante et dominée, ce n’est pas seulement le jadis de la chanson. D’ailleurs, son regard sur aujourd’hui peut avoir parfois une perspicacité tragique, comme dans Magazine, qui feuillette notre réalité et notre indifférence.
J’en sais qui trouveront son art bavard, difficile, trop ardu pour les radios. J’entends bien leur sous-texte, qui aurait volontiers réservé Brassens aux manuels de français et Gréco aux pages thématiques du site de l’INA. Je persiste à croire que Forcioli incarne le meilleur de la chanson, sa part qui exige de nous d’être aussi grands que la mélodie, d’être dignes des émotions qu’elle nous apporte, de faire chemin en nous pour la rareté des sentiments plutôt que pour le flot ininterrompu des sensations sonores. Cette chanson-là nous ennoblit, élargit nos âmes, agrandit notre vie. C’est pour cela, sans doute, qu’elle est si rare et si rétive au commerce.

lundi 19 novembre 2007

Pierre Henry toujours, encore, toujours

Depuis le 33 tours de Futuristie acheté, je crois, à 15 francs dans les soldes d’un marchand de disques à l’angle de la rue Nozières et de la rue de l’Abbé Grégoire, à Pointe-à-Pitre, je n’ai jamais vraiment cessé de fréquenter Pierre Henry. Au point que je me suis plus souvent senti dépaysé par les variétés que par son univers sonore qui se refuse à la note.
Voici le coffret 8.0 : six pièces inédites dont quatre de cette année. On peut lui reprocher, si l’on est maniaquement janséniste, de puiser encore dans le fond des Jerks électroniques (notamment Cœur, remix de Psyché Rock qui se termine en tuerie à danser), mais peu importe. Ce qui me fascine le plus, c’est la précision de son vocabulaire sonore et, finalement, sa prolixité avec un matériau aussi ténu. Le grincement de porte, la chaîne trainant sur le sol, le frottement d’un métal sur de l’inox (une fourchette dans un plat ?), des soupirs, des échos de souffle, des sirènes de tous les tons, des parties du son d’explosions ou de tintements de cloche, des craquements de feu, des chocs directement sur la tête de lecture du magnétophone, des sifflements électroniques, des passages d’avion ou de moto, des brouhahas de foule…
Histoire naturelle ou les roues de la Terre est évidemment le plus limpide – presque naturaliste, même, avec son parcours dans les sonorités « typiques » les plus identifiables du monde – mais j’avoue beaucoup d’attirance pour les humeurs de vieille mécanique d’Utopia. On y entend tant de sons qui durent compter dans la vie sensible du vieux monsieur, des ressorts et des soupapes, des sirènes et des bruits d’orchestre, des sifflets et des rires… Les créations de Pierre Henry sont ainsi, comme des retrouvailles avec la bassine à confitures en cuivre ou avec la vieille clé de la serrure rouillée du jardin : tout fonctionne parfaitement, avec autant d’évidences que de heurts, autant d’abandon que d’inconfort. Mais un petit parfum de bel hier, une sensation de fin d’été.

vendredi 16 novembre 2007

Alela Diane, noblesse folk

Au début de Tired Feet, Alela Diane chante cinq fois « my tired feet ». Cela s’appelle commencer clairement un album. Peu de disques sont aussi éminemment vrais que le sien, The Pirate’s Gospel, dont on ne peut pas faire autre chose qu’y retourner, encore et toujours depuis quelques mois : un folk impeccablement humain, bouleversant d’un bout à l’autre, aussi dépouillé qu’un temple calviniste avec un je-ne-sais-quoi de moins bienveillant (une manière de rappeler, par la forme du chant, que le monde n’est pas seulement une histoire de mélodies sincères). Il y a chez elle tout ce qui peut émouvoir chez Lucinda Williams et même chez Karen Dalton, de la connaissance intime des tourments de l’âme jusqu’à l’appartenance atavique à la lignée des femmes américaines qui n’ont pas leur langue dans leur poche.
Il y a bien sûr chez elle quelques tics de l’americana contemporaine, comme la voix doublée avec une grosse réverb, comme les références christiano-laïques bien trouvées, comme le vibrato un peu nasal… Mais c’est tellement beau, tellement simplement beau, cela illustre si bien l’idée foncièrement démocratique de la noblesse du folk.

jeudi 15 novembre 2007

Ludéal sous l’ombre de Bashung

C’est entendu : il faut, cette saison, aimer Ludéal. Il y a Jean-Louis Piérot et Frédéric Lo dans l’histoire, le buzz initial via les Inrocks, mille bruits croisés et cent « t’as écouté ? » dans tout le métier. Et, assurément, c’est magnifique. Il y a la torsion du parler quotidien d’un Général Alcazar, l’aplomb de la poésie de Bertrand Belin, le sérieux papal dans l’expression des sensations que l’on trouve chez Dominique A. Et puis Bashung.
Bashung, partout, en fait. Le détachement grave des mots, la propension à énigmer les phrases, la délectation des images un peu embarrassantes à visualiser (« Es-tu bien sûre que je te plaise/Dans ce costume de nonne ? »), le vibrato rock’n’roll dans le parlé-chanté des refrains, la déploration flegmatique dans l’énonciation de la plupart des textes… C’est d’ailleurs tellement Fantaisie militaire qu’on se prendrait presque d’une inquiétude, de questions vaguement compatissantes sur la liberté dont s’habille ce garçon-là. Ne va-t-on pas le gaver de questions sur Bashung ? Et ne va-t-il pas, symétriquement, nous assurer qu’il écoute autre chose ? (D’ailleurs, on va s’amuser à deviner : Nick Drake ? les deux derniers Leonard Cohen ? Lee Hazlewood ? Gérard Manset ? Richard Anthony ?)
Son CD arrive semble-t-il en janvier prochain après sortie digitale ces jours-ci (sur mon pre-release, en tout cas, il est écrit « premier album, sortie le 22 octobre 2007 ») et il se prépare un démarrage sous ombre tutélaire, genre Oasis (ou Cotton Mather) et les Beatles, Bachelet et Brel, Robert et Mylène Farmer… Au demeurant, on peut se sortir de ce genre de situation.

mercredi 14 novembre 2007

Brisa Roché est allée chercher Alice

Quand on est né en 1963, on n’a pas pu rater Grace Slick, même si on n’avait pas tout à fait l’âge. Ah, cette impression de courir pieds nus dans l’herbe humide en écoutant White Rabbit ou Somebody to Love… D’ailleurs, malgré toute la puissance de groupe de Jefferson Airplane, c’est de manière disjointe qu’agissent les sortilèges de sa voix, à la fois engagée et trainante, vibrante et comme retirée en elle-même.
Et voici que Brisa Roché fabrique des sensations très voisines, comme si l’on dansait, un peu défoncé, sur le béton mouillé d’un bord de piscine sous un soleil descendant, ou comme si l’on regardait courir une campagne brumeuse derrière une vitre de R12 ou de 404. Des sensations un peu datées, sans doute, mais devenues terriblement rares dans le rock actuel : une présence distante, une implication dans le chant qui développe le mieux ses charmes par le quant-à-soi. Sur Takes, son nouvel album, des chansons comme Heavy Dreaming, Egyptian ou Whistle ont une capacité évocatrice au moins équivalente au légendaire mantra « go ask Alice » – des images un peu engourdies mais d’une présence mentale envahissante, une surnaturelle faculté à se situer hors du monde rectiligne.

mardi 13 novembre 2007

Serge Hureau, au bout ultime de la chanson

La recherche des états limites de la chanson n’a aucune raison de s’interrompre et se trouve toujours des directions nouvelles. Le nouvel album de Serge Hureau et de ses amis, par exemple : il y a dans Jardin des métamorphoses toutes sortes d’objets musicaux qui sont à la fois dans la chanson et en dehors. Une petite compilation d’adaptations de Green de Verlaine, par exemple : les compositions de Léo Ferré, Reynaldo Hahn et Gabriel Fauré sur le même poème comme pour déplier les possibles d’une seule rêverie. Et toutes sortes de manières, de textures, d’origines, du oud et de la voix baroque, de la mélodie contemporaine et de la chanson pour enfants, du Voltaire et de l’italien, des intentions très comédiennes et le bel canto le plus abstrait…
Depuis longtemps Hureau navigue au bout de la chanson – des Piaf dits, des Trenet mis en scène dans leur extrême noirceur, un spectacle de chansons par des sourds-muets, des recherches sur le poids politique des répertoires… Sa trajectoire finit par dessiner un territoire vaste comme la géographie arbitraire et merveilleuse des Villes invisibles d’Italo Calvino, comme la science des animaux extravagants des bestiaires médiévaux. Il atteint le centre de cet art par le voyage à travers toutes ses périphéries, d’un Aznavour chanté à l’orientale à une lecture joyeusement archaïsante de l’opérette Ciboulette. Il est peu de plaisirs aussi lettrés, peu de délires aussi civilisés.

mercredi 7 novembre 2007

Barbara 1954 et notre plus candide fétichisme

Sait-on toujours ? Se rend-on compte ? Que se passe-t-il quand un astre apparait ? Luit-il d’emblée comme au firmament ? On sait combien, par exemple, le meilleur de Gainsbourg n’est pas ce qui eut le plus de succès au comptant, et combien fut long l’apprentissage de Brel. Voici que parait enfin le mythique enregistrement du 1er octobre 1954 de Barbara à l’Atelier, à Bruxelles. Chanteuse amateur mais déjà singulière, certes. Un produit de son époque, pas forcément affranchie de Germaine Montero, de Juliette Gréco, du tout-venant de la chanson expressionniste de cabaret : des accents circonflexes, des modulations dramatiques, des murmures outrés, des élisions argotiques très soignées… On peut y entendre l’interprète à venir, sa dynamique, sa palette chromatique, son fond d’ironie, son romantisme aux traits vigoureux.
On la devine rétrospectivement, donc. Et en cela ce document est bouleversant. Ainsi les ferveurs du Couteau qui courent du grave à l’aigu, annoncent-elles – au moins – son disque Brel aujourd’hui classique.
Evidemment, comment échapper au sentiment d’être un rien fétichiste, obsessionnel, indiscret, comme à chaque fois que l’on exhume l’état premier, que l’on révèle le miracle du tout début ? Mais on ne cesse d’espérer le document – ou de regretter son absence. Eh quoi ? Brassens à Basdorf avec ses copains, Ferré le soir de son bide à la Rose Rouge, Antoine tout seul avec sa guitare sans arrangements, Souchon et Voulzy en duo sur les maquettes… Qu’est-ce qui nous empêche d’avoir envie de tout cela ? (Puisque l’on sait bien ce qui nous y oblige.)
Au bout du compte, c’est un peu toujours le même mélange d’exaltation et d’imperfection, la même dialectique de vérification de ce que l’on sait et d’exploration de la gangue sédimentaire ancienne. Et on y repart à chaque fois. Et à chaque fois avec le même enthousiasme, la même mécanique ivresse, la même candeur délicieuse et un peu vaine. Elle a une chanson comme ça, Barbara, qui disait « A chaque fois, à chaque fois »

vendredi 2 novembre 2007

Pierre Perret et ce qu’il restera de la chanson paillarde

Pierre Perret sort dans quelques jours un disque de chansons paillardes, Le Plaisir des dieux. Il y a des classiques, des raretés, des originales, tout un conservatoire de génitoires gourmandes et de vits exagérés. Il me vient l’idée que ce pourrait bien être un des derniers disques du genre, tant l’utilité de ce répertoire me semble près de s’éventer. Plus grand monde ne compte sur ces chansons pour apprendre le vocabulaire spécialisé, pour susciter les images mentales nécessaires à la masturbation, ni même pour égayer ses soirées. L’explicite est déjà un peu partout et les charmes de la paillarde doivent peut-être se chercher sinon dans le second degré, du moins dans la délectation documentaire – un temps de frustre fantasmagorie, de métaphores spectaculaires, de tournures virtuoses…
Evidemment, on est tout réjoui par Le Petit-fils d’Œdipe, texte de Georges Brassens jusqu’alors à peu près inédit (mais il en circule une version chez les brassensistes les plus acharnés une version avec musique de Jacques Munoz) ou de retrouver son propre répertoire de collégien (je me souvenais bien de Trois orfèvres). Mais cela durera combien encore ? C’est macho, parfois un peu homophobe, volontiers pédophile. Rien qui ne résistera encore une ou deux générations à la correction politique. D’ailleurs, il n’est qu’à voir l’attrait constant symétrique de ce même répertoire dans ses rares incarnations strictement féminines (voire très vaguement féministes), comme avec Les Nuits d’une demoiselle de Guy Breton, Colette Renard et Raymond Legrand, que j’ai encore noté cet été dans le spectacle de Marie Dauphin et que Victoria Abril reprend dans son disque de chansons françaises qui sort dans quelques semaines. La connaissance de ce répertoire qui unissait jadis Brassens et Perret pourrait bien muer, elle aussi, en une reconstruction culturelle normative (on nettoie les chansons de l’inécoutable) et une muséification vaguement conviviale. Une certaine quantité de chants de marins ont été préservés, pour un usage très contemporain. Y a-t-il un romantisme qui puisse sauver la chanson paillarde ?