jeudi 31 janvier 2008

Eliane Elias, pour l’amour de Bill Evans

Jolie conversation, hier, avec Eliane Elias, pour Something For You (chez Blue Note-EMI), son disque d’hommage à Bill Evans, d'une fervente intensité dans le jeu comme dans l'émotion. Elle est aussi solaire qu’il est nocturne, aussi exubérante qu’il est intérieur, et pourtant l’accord est évident. On trouve des filiations tout au long du disque, et pas seulement parce que Mark Johnson, son mari, coproducteur et sideman, est passé par le trio du maître.
Elle parle bien d’Evans, pianiste gaucher, « qui a été le premier dans le jazz à prendre le piano comme un orchestre. Sa main gauche était coloriste et jouait comme un quatuor à cordes – au-delà de la musicalité. » Elle parle du « pianiste aux quatre mains » pour ce qui est de la technique, et du goût de la « chanson » pour ce qui est de l’émotion. Des paroles d’amour pour un grand aîné, des paroles d’amour pour une musique à la puissance inépuisable.

mercredi 30 janvier 2008

La bienfaisante formule du festival Au fil des voix

Un premier concert avec Myriam Makeba à l’Olympia, un premier disque avec Luzmilla Carpio, un premier événement avec Yehudi Menuhin et les sept voix de la paix… Les premières fois d’Accords Croisés ont quelque chose d’une affirmation, d’un manifeste, d’une profession de foi. Voici leur premier festival, Au fil des voix, à partir de demain au New Morning.
J’ai rencontré l’autre jour Saïd Assadi, Iranien arrivé à Paris neuf mois après la révolution de 1979 sans parler un mot de français. Son seul contact en France, un journaliste, lui donne trois cassettes de Ferré, Brel et Ferrat. Il apprend le français mais il est aussi – et d’abord – submergé d’émotion.
« C’est la situation du Français devant les musiques du monde : on ne comprend pas les mots, on ne connaît pas la culture, on ne sait rien du contexte mais l’émotion passe. »
C’est un bon résumé de l’intention d’ouverture et de liberté, de découverte et d’ivresse, que l’on sent derrière ses productions discographiques et maintenant derrière son festival. Une envie de fabriquer de l’émotion, de découvrir les possibles liens secrets entre les cultures, de bâtir des réalités sensibles nouvelles. Son disque Qawwali-flamenco, par exemple, ou demain, en ouverture d’Au fil des voix, la rencontre de Marie-Christine Barrault et des Chemirani. (On les voit beaucoup dans son festival, nos Chemirani : dans une demi-douzaine de propositions et notamment le nouveau trio d’Erik Marchand, Titi Robin et Keyvan Chemirani, suite et recommencement d’une légendaire aventure de musiques rêvées, retrouvées, réinventées.)
Quand il explique qu’il ne ressent pas vraiment la crise du disque, il n’y a pas de quoi s’étonner : des enregistrements d’une puissance toujours roborative, des livrets vraiment travaillés, une ambition calquée sur la connaissance de son public (autour de 5000 ventes en moyenne par album, dont 15 à 20% en vente directe à la sortie des concerts). Cette pertinence-là, on la sent aussi dans l’idée de son festival : « nouveau répertoire et nouvelles créations en musique traditionnelle ». Et sa programmation ne suscite pas le malaise que l’on ressent parfois devant les entreprises world qui tiennent à la confrontation, à l’expérience, à la rencontre façon Lautréamont (le parapluie et la machine à coudre sur la table de dissection, la polyphonie pygmée et la guitare blues sur une scène en plein air…). Quelque chose qui ressemble à une fervente promesse, plus intéressée par l’émotion du résultat que par l’audace de la formule chimique.

mardi 29 janvier 2008

Le prochain Camille et son point d’interrogation commercial

Peut-être y aura-t-il un test intéressant, ce printemps, avec la sortie de Music Hole, le nouvel album de Camille que la presse écoute depuis quelques jours (CD le 7 avril chez Virgin-EMI, puis quelque chose d’un peu exceptionnel prévu pour le Printemps de Bourges, et après son aventure panthéiste de l’été dernier). On va peut-être voir si les hypothèses sur le spé-popu se confirment – comme pour Le Fil, voir triompher dans les bacs une forme a priori trop pointue pour toucher le grand public, le grand public se laisser étourdir avec la même ivresse que les critiques… Autrement dit : le public est-il assez ouvert, assez pêchu, assez bien formé par l’iPodisation de la culture musicale de masse pour entrer dans ce grand maelström de formes, de textures, de couleurs vocales ?
Il y a le théorème de Rodéo, après tout : tout le monde croyait que Zazie n’avait fait plaisir qu’à elle avec cet album d’une noirceur, d’une audace, d’une franchise sans frein ; on pensait qu’elle ferait un petit tour avec son disque pour fans hardcore avant de repartir à Zen. Eh bien elle n’a vendu aussi bien aucun album, elle a rempli Bercy, elle a grimpé encore un étage dans la popularité.
Music Hole pourrait peut-être jouer ce jeu-là. Presque plus de paroles en français, et surtout pas dans la veine bobo auto-ironique du Fil. Oh, tout n’est pas en anglais ni dans l’exercice vocal abstrait : il y a le petit mantra « T’as posé tes pieds là où c’est hanté/T’as posé tes clefs là où t’étais bouclé » dans Home is Where it Hurts, la géniale météo marine de Waves (à propos, on réécoute volontiers
celle d’Arte)… Mais on est beaucoup dans les territoires de Lene Lovich, Anja Garbarek, Bobby McFerrin et évidemment Björk. On largue les amarres, on court de la candeur à l’extrême sophistication, de la spontanéité à la sur-production, du fa presto à la préméditation de laboratoire…
Une preuve de plus au fait que l’audace artistique consiste aussi à
brouiller les prédictions commerciales.

lundi 28 janvier 2008

Pierre Perret : la paillarde vers le platine

Ça y est : Le Plaisir des dieux (chez Naïve) approche du disque de platine. 145 000 exemplaires vendus depuis la fin novembre et, d’ici quelques semaines, les 200 000 devraient être atteints. Au-delà de la question même de la pérennité de ce répertoire, cela nous en dit long sur l’état des plaisirs oraux en France, mais aussi sur la souveraineté du public par rapport aux habituels canaux de promotion de la musique.
En effet, il n’arrive pas souvent qu’en sortant un disque, un chanteur français accepte aussi volontiers qu’il ne passe pas à la radio ou que, çà et là, quelque média pince le nez. « C’est d’abord pour mon plaisir et celui des amateurs que j’ai fait cet album », me disait il y a quelques semaines Pierre Perret. Il sortait Le Plaisir des dieux et, en effet, on n’a rien entendu ou presque à la radio, sauf aux heures très tardives où l’on est sûr qu’aucun enfant n’écoute. Au programme, Le Père Dupanloup, Les Trois Orfèvres, Les Filles de Camaret… les classiques increvables de la chanson paillarde.
D’ailleurs, « increvables » n’est pas si sûr : « J’ai l’impression qu’elles sont en voie de disparition et là vraie raison est là », note Perret. Le recul des pensionnats, la fin de la conscription, le remplacement des banquets d’hommes par des soirées karaoké avec épouses, la surabondance contemporaine de pornographie se sont ligués et, en effet, on chante moins que jadis ce répertoire. « Pour une séance de l’enregistrement sont venus des solistes de l’Opéra de Paris, des musiciens de trente ou trente-cinq ans qui ne connaissaient pas la plupart des chansons. Ils ne voulaient pas quitter la séance, ils voulaient entendre les autres ! »
L’ancienneté de ces chansons paillardes fascine Perret, qui a demandé à l’ancien ministre et historien Louis Mexandeau d’écrire une préface à son disque. Car, sous l’outrance des images sexuelles, il y a, dit le chanteur, « un poing levé d’insolence par rapport à l’ordre établi, à la bourgeoisie, au clergé, aux gendarmes, à l’autorité. Mais si le vocabulaire utilisé l’est dans son extension la plus crapuleuse, s’il n’y a aucun mot que s’interdisent les auteurs, il n’y a aucun mot qui n’est pas dans le dictionnaire. » Français vulgaire, donc, mais français souvent virtuose, d’une invention sans limite, d’une écriture parfois savante. Mais parfois, aussi, « j’ai aménagé les textes, explique Perret. Il y a des tournures qui ne me plaisaient pas, non que je veuille les édulcorer mais pour que littérairement elles soient mieux. J’ai voulu plusieurs fois leur donner un dernier couplet, pour qu’elles aient une fin, pour que survienne une apothéose à la chanson. » Alors, par exemple, il a nettoyé Les Trois Orfèvres de leurs couplets coprophages pour leur substituer une conclusion d’une gourmandise moins contre-nature.
Dans les années 60, en introduction de sa fameuse Mélanie, Georges Brassens chantait : « Les chansons de salle de garde/Ont toujours été de mon goût/Et je suis bien malheureux, car de/Nos jours on n'en crée plus beaucoup ». Perret en avait composé, déjà, quelques-unes, comme La Corinne. Dans ce nouvel album, il a conservé dans le traditionnel Ô ma mère quelques vers que Brassens et lui avaient improvisés un soir de concert dans une loge de l’Olympia. Et il a enregistré Le Petit-fils d’Œdipe, variation de Brassens sur l’argument d’une paillarde classique, ainsi qu’une nouvelle composition de son cru, La Pute au grand cœur – « Une chanson ronde et marrante, très cousine d’Adieu fais-toi putain. »

vendredi 25 janvier 2008

Berry, scintillante brindille

Dès l’arrivée de l’advance-CD, j’avais célébré Berry. Hier soir, elle avait une de ses premières scènes, pour annoncer la sortie de l’album Mademoiselle (le 25 février). Quelques chansons, son seul guitariste avec elle, une forme chétive qui lui va bien, pour un début.
Elle a un profil de brindille comme les filles de maintenant, des bottes à jolis talons, un chignon à la 6-4-2, des timidités qui ne se cachent pas. Evidemment, Plus loin fait son effet, chanson qui serre la gorge et mouille les yeux, qu’elle donne avec toute la fragilité au-dehors. D’ailleurs, elle lui fait suivre Tenir, jolie chanson de combat intime, petit drapeau de volonté tenu d’un poignet gracile. Tous ces chagrins, tous ces sourires sont très contemporains, très justes, très bien avoués. Elle fait force de son petit sourire fourbu et radieux, jeune femme tout en oxymorons – fragile et décidée, opiniâtre et désinvolte… Il y a du Carla Bruni, forcément, dans ses ingénieux dévoilements à peine habillés de guitare (Le Bonheur, pourquoi pas tube ?), une parenté de situation avec Pauline Croze ou Valhère, une sorte d’embrun Françoise Hardy sur son personnage. Il se pourrait bien qu’elle ne soit pas seulement une fille de plus dans un paysage peuplé de filles diablement modernes. Espérons-le.

Viktor Lazlo, le cabaret et la sortie du cabaret

Viktor Lazlo aussi, hier soir. Le New Morning lui va bien, avec son plafond bas et son climat jazz. C’est une chanteuse de cabaret, à la fois jazz, légèrement tropicale et sobrement chanson. Il y a toujours un peu de biguine dans ses ballades, un peu de romantisme dans ses danses. C’est une femme intemporelle, aussi à l’aise dans Piaf que chez ses exacts contemporains. Le fond du répertoire est atlantique, occidental, toujours multi-référencé. Billie Holiday, Tom Waits, l’Amérique Latine, Léo Marjane, les années 80 : son affaire est toujours de belle santé même dans ses fragilités, éclatante même dans la déploration. Une manière d’embrasser d’un coup tout le spectre, à la fois comme un autoportrait de créole hors-sol et comme un œcuménisme de jazz-club.
Il y a pourtant des ruptures, qui étaient en germe dans son dernier disque, Begin the Biguine. Quand elle prend I Am So Lonesome I Could Cry de Hank Williams, avec juste la guitare électrique, on sent l’espace autour d’elle, on sent à quel point elle est capable de sculpter dans le vide – et combien c’est finalement le plus grand talent de sa voix si prompte aux confidences. Dans cette chanson, elle fait penser à cet album radieux de Petra Haden avec Bill Frisell (sorti en 2005, le disque post-rock le plus exemplairement aéré que j’aie entendu). Et elle fait suivre ça des Mots d’amour (Charles Dumont-Michel Rivgauche) sur laquelle elle fait glisser la brise de petites phrases de violon créole. Ces deux titres-là étaient à la fois le sommet et la porte de sortie de son art – somme toute assez classique – du cabaret jazz. Pour paraphraser, on dira que cela s’appelle l’envol.

jeudi 24 janvier 2008

Bernard Lavilliers : épisode 3, René Laporte entre en scène

Résumé des épisodes précédents : Après que fut sorti chez les disquaires son album Samedi soir à Beyrouth, Bernard doit affronter les révélations quant aux ressemblances entre le texte de sa chanson Je te reconnaitrai et le poème Petit matin de Claude Roy. Il incrimine sa « mémoire particulière » qui aurait fait surgir les vers d’un autre sous sa plume.
Hier soir, un confrère débusque un autre lièvre, en même temps qu’un lecteur de ce blog qui nous envoie son commentaire à 20h38. Nous savions que Petit matin avait été mis en musique et enregistré en 1968 par James Ollivier sur son album James Ollivier chante les poètes. Sur le même album se trouve la chanson Difficile de juger, sur un poème de René Laporte, dont le texte est identique – à quelques mots près – à Attendu, une autre chanson du nouvel album de Lavilliers. Là, ce ne serait pas des réminiscences, mais une pure copie : le livret de l’album ne porte aucune autre mention d’auteur que le nom de Bernard Lavilliers, ni mention d’autre éditeur que Big Brother Company, à l’exclusion de tout autre maison d’édition (Laporte a été édité chez Julliard pour la dernière fois en 1954, année de sa mort, après avoir publié chez une myriade de petits éditeurs provinciaux disparus).
Donc, deux textes signés de Bernard Lavilliers et qui doivent tout ou partie à d’autres auteurs, et qui furent tout deux chantés sur le même disque d’un interprète – paix à son âme – assez franchement obscur. On tousse.
Hasard de la promotion, je croise de nouveau Lavilliers au « Fou du Roi » ce matin. Explication ? Toute drue, toute simple : il y a eu une erreur sur les crédits de l’album. La chanson est déclarée à la Sacem et éditée « physiquement » sous les noms de Laporte et Lavilliers. On le voit ci-dessus, la partition d’Attendu que difficile de juger porte bien les deux noms et j’ai eu la confirmation à la Sacem que la chanson est bien déposée sous les deux noms. Donc les ayant-droits de Laporte devraient toucher leurs droits sur la chanson, si on les trouve. Et les tirages suivants de l’album de Lavilliers porteront bien les noms des poètes auteurs ou co-auteurs de ses chansons, une fois épuisés les 40 000 exemplaires cristal et les 20 000 exemplaires luxe.
Il reste donc une coïncidence phénoménale : deux textes présents sur le même disque de 1968 (réédité en CD en 2000) ont, pour l’un, inspiré inconsciemment Lavilliers, pour l’autre, été adapté avec une erreur de crédit sur la pochette. Lavilliers assure qu’il ne connaît pas James Ollivier. Il m’a dit tout à l’heure : « On doit avoir les mêmes goûts ». Ça doit être ça.

mercredi 23 janvier 2008

Bernard Lavilliers et Claude Roy (épisode 2, les explications de l'emprunteur)

Bernard Lavilliers et Claude Roy, Je te reconnaitrai et Petit matin, c’était la grosse affaire d’hier. Hier soir, j’avais eu Lavilliers au téléphone. Surpris, embarrassé, « je vais vérifier ». Il m’a rappelé tout à l’heure. Il a vérifié et il n’a pas de Claude Roy à la maison. Mais il ne conteste pas, ayant comparé les deux textes, le sien et celui du poète mort en 1997 : « J’ai cité quelqu’un. Ce n’est pas le premier sans doute. Je le reconnais tout à fait : je me suis inspiré du texte de Claude Roy. Peut-être ma mémoire particulière m’a-t-elle envoyé là-dessus. »
James Ollivier a mis en musique Petit matin en 1968. La rive gauche, les cabarets. Lavilliers trainait lui aussi au Port du Salut, Chez Bernadette, au Cheval d’Or. Alors, à cet endroit et à ce moment ou « ma mémoire particulière de la littérature »…
Dans l’immédiat, « Je vais régler ça sur le plan juridique » : il écrit à Gallimard et aux ayant-droits de Claude Roy, il se prépare à inscrire une nouvelle mention sur son disque (« Heureusement que ça arrive juste au début de la vie de l’album »). Ensuite ? « Alors, soit je peux garder la chanson avec le début de Claude Roy, soit j’écris tout autre chose sur cette musique. » Ce n’est pas tout à fait l’épilogue, mais ça va déjà mieux…

Le sain Béranger d’Arnaud Marzorati

Tout à l’heure à l’heure du déjeuner dans une petite salle à l’Opéra Comique, le baryton Arnaud Marzorati chantait Pierre-Jean Béranger. Une vision un peu savante, un peu bocal, un peu marbre et stuc, mais une saine approche, me semble-t-il, de ce qui se joue dans ces chansons vieilles de bientôt deux siècles : le sens de la bouffonnerie, de la colère, de la déraison. Avec un piano et un harmonium, les chansons s’éloignent du récital et se rapprochent d’une sorte de simplicité par l’ampleur.
On rit beaucoup du pape qui se fait mahométan pour ne pas être empalé, de tout le théâtre du Diable est mort, du ton de Mon enterrement qui fait penser aux Rapaces de Barbara. Moderne ? Evidemment : la mélodie de Ce n’est plus Lisette fait penser à Michel Delpech, à sa gravité parée de couleurs claires, comme une continuité souterraine entre la Clé du Caveau et notre sens du romanesque ou de la mélancolie. L’interprétation comme ces constats de parenté renvoient à bien des questions contemporaines :
le voyage dans le temps de jeunes artistes pop à la rencontre de l’école de la mélodie française du XIXe siècle, le foudroyant album 1829 de Jean-Louis Murat sur des textes de Béranger. On a un peu parlé de ça lors de nos entretiens, avec Claude Duneton et Serge Hureau notamment, pour le site du Hall de la Chanson : comment chanter aujourd’hui ce qui fut l’alpha et l’oméga du XIXe populaire ? comment entrer dans l’émotion de ces chansons sans errer dans la reconstitution historique ni échouer dans l’erreur chromatique ? Marzorati a une belle proposition. Un peu savante, encore, mais sainement débarrassée de l’académisme vocal.

mardi 22 janvier 2008

Bernard Lavilliers se souvient bien de Claude Roy

Ah ! les trajectoires complexes de l’inspiration ! Lavilliers a sorti hier Samedi soir à Beyrouth, son nouvel album et que trouve-t-on aujourd’hui ? L’inspiration de Je te reconnaitrai, une de ses nouvelles chansons, créditée Bernard Lavilliers pour le texte et la musique, est clairement puisée dans le poème Petit matin de Claude Roy, paru dans un recueil de 1949 (Un poète mineur, au éditions Gallimard).
Voici la première strophe de l’un et l’autre textes (que la loi défend de publier en intégralité sans autorisation des éditeurs) :
chez Bernard Lavilliers :

« Je te reconnaîtrai aux algues de la mer
Je te reconnaîtrai aux lignes de ta main
Au sel de tes cheveux – au profond des paupières
Je fermerai les yeux – ça ira mieux demain »

chez Claude Roy : « Je te reconnaîtrai aux algues de la mer

Au sel de tes cheveux, aux herbes de tes mains
Je te reconnaîtrai au profond des paupières
Je fermerai les yeux, tu me prendras la main »
Il y a d’autres réminiscences de Claude Roy dans la chanson de Bernard Lavilliers, mais aussi des strophes entières qui ne ressemblent en aucune manière à Petit matin. Résurgence d’un poème jadis appris par cœur ou exercice direct de copiste ? George Harrison, dans la longue procédure qui suivit la sortie de My Sweet Lord, plaida l’imprégnation inconsciente par He’s So Fine des Chiffons, sorti des années plus tôt. Les tribunaux ne furent pas vraiment sensibles à l’argumentation…

Nick Cave devant le tombeau de Lazare

Que fait donc Nick Cave ? Un bréviaire, une confession, une œuvre ? Il fait un peu penser, mutatis mutandis, à l’entreprise de Zola avec les Rougon-Macquart : dessiner toujours plus vaste que la livraison de l’année, que le passage par tel ou tel genre ou tel ou tel décor. Dig, Lazarus, Dig !!! est arrivé, presque trois mois avant sa parution (le 3 mars en CD), avec un lyrisme mi-Lou Reed mi-Bowie, des échos de Suicide ou des Ramones dans le poids et le tranchant du son, des teintes newyorkaises pré-Talking Heads…
Le titre de l’album, la première chanson, le premier single, c’est Dig, Lazarus, Dig !!!, beau fracas et belle idée de mantra : « Enterre-toi, Lazare, enterre-toi ! » Une belle idée en marge de l’évangile de Jean. Sur son site, Nick Cave explique : « Dès que j’ai entendu parler de l’histoire de Lazare, quand j’étais gosse, à l’église, elle m’a dérangé et troublé. Traumatisé, en fait. Nous sommes tous, bien sûr, effrayés par le plus grand des miracles du Christ – faire se relever un mort – mais je ne pouvais pas m’empêcher de me demander ce qu’a ressenti Lazare. Enfant, pour être honnête, ça me donnait la chair de poule. J’ai pris Lazare et l’ai collé à New York pour donner un tour branché et contemporain à la chanson. Je pensais aussi à Harry Houdini qui a passé une bonne partie de sa vie à démasquer les spécialistes des « esprits » qui faisaient leur beurre sur le dos des familles en deuil. Il croyait qu’il n’existe rien au-delà du tombeau. Il était le second grand spécialiste de l’évasion, Lazare étant évidemment le premier. Je voulais créer une sorte de moyen de transmission, de médium, pour qu’Houdini nous parle s’il le désire, depuis la tombe. Parfois, tard dans la nuit, si vous écoutez la chanson avec assez de force, vous pouvez entendre sa voix et le triste cliquetis de ses chaînes. « Je ne sais pas ce que c’est, mais il se passe vraiment quelque chose là-haut »,
semble-t-il dire. C’est surtout une élégie au New York des années 70. »
Et Zola ? Ce que l’on a du mal à percevoir ici en France, c’est à quel point
Nick Cave est façonné par la Bible, comme sans doute peu de gens dans notre culture depuis un ou deux siècles. Je ne parle pas de religion, mais de la Bible. Son roman Et l’âne vit l’ange (du Faulkner en plus noir et en – justement – plus biblique), son introduction à l’évangile de Marc dans une édition de poche de la King James Version, des dizaines de chansons : Nick Cave est de la même lignée que les grands auteurs de musique chrétienne (ce qui suscite l’intérêt de l’Université). Son « Enterre-toi, Lazare, enterre-toi ! » est de la même audace que, jadis, Robert MacGimsey qui exhuma l’histoire de Schadrac, Méschac et Abed Nego dans le livre de Daniel pour en faire le classique Shadrack. Le temps de la Bible et le temps actuel, les figures de la Bible et nos vies de ce siècle, les tribulations d’Israël et la destinée d’un peuple présent…
Une fois de plus, en France, on va parler du son, de la force, de la personnalité, et on va contourner soigneusement le centre de ce qu’écrit Nick Cave, son enracinement très au-delà du chantier punk, très au-delà même de l’histoire de l’Australie – une conscience commune à beaucoup des anglo-saxons du Nouveau Monde, qui est d’habiter le Livre avant d’habiter un pays.

lundi 21 janvier 2008

Pourquoi EMI maltraite ses stars

On ne sait jamais trop quoi dire devant les difficultés d’une maison de disques, pas plus que de n’importe quelle entreprise que l’on connaît d’un peu près. On sait combien les erreurs de management, les impasses stratégiques, les maladresses tactiques finissent par bouleverser la vie d’Untel ou d’Untel que l’on apprécie personnellement et qui est seulement une victime d’un échec qui n’est pas le sien. Alors, on n’a pas envie de dire « bien fait ! » ou « ils l’ont bien cherché » quand on voit qu’EMI va se lancer dans un énième plan social, qui va voir sortir des métiers de la musique encore quelques dizaines de salariés qui y consacré leurs efforts et leur passion pendant des années. On n’a pas envie. Quoique.
Les mauvaises nouvelles continuent, donc : maintenant, les Rolling Stones prennent un billet de sortie et annoncent leur prochain disque chez Universal. L’année dernière, Paul McCartney avait pris la tangente pour sortir Memory Almost Full dans les cafés Starbucks et chez Universal. Robbie Williams et Coldplay ont annoncé qu’ils pourraient faire la grève du nouvel album tant qu’EMI ne sera pas revenu à de meilleures intentions quant aux dépenses promo.
Car la nouvelle direction d’EMI a une vision assez crue du nouveau modèle à mettre en place dans l’industrie, avec beaucoup moins de dépenses de marketing et une vision de l’artistique qui tranche nettement avec les pratiques jusqu’ici en usage. Dépassons même la question des équipes saignées à blanc après avoir été décimées dans les batailles précédentes (on pense aux rescapés de la campagne de Russie hachés à la bataille de la Bérézina). Il y a quelque chose de singulier à tant rudoyer les têtes d’affiche du catalogue, comme avec les réflexions sur le « moins d’1 % » que représente Robbie Williams.
Passons sur les hypothèses paranoïaques qui circulent çà ou là sur le plan de Guy Hands et du fonds Terra Firma pour démembrer EMI en bradant la production pour conserver les catalogues de phonogrammes et de droits éditoriaux. Mais si l’on peut lire quelque chose dans ces bisbilles à répétition avec les stars de la major (et je ne parle pas de Radiohead, sujet évoqué
tant et plus !), c’est sans doute la fin des tapis rouges, des budgets vaniteux et des egos caressés dans le sens du poil. La promo au pain sec et à l’eau, plutôt qu’au caviar et au champagne, tout le monde dans le tour bus et dodo à l’hôtel Ibis plutôt que le jet privé et la villa avec piscine. Autrement dit, le massacre des grosses stars qui ne rapporteront plus jamais ce qu’elles rapportèrent. Déjà qu’il apparaît que les jeunes stars mondiales de la pop sont appelées à vieillir sans concurrence à leur niveau, on peut imaginer une économie beaucoup plus étroite à tous points de vue, dans les budgets comme dans les ambitions. Pourquoi d’ailleurs essayer de vendre un disque à vingt millions d’exemplaires quand on sait que, dans le domaine des bigger hits, on arrive parfois à dix copies illégales pour une vente légale ? Et si l’avenir était au morcellement du marché, aux artistes pointus récupérés par les majors une fois que le disque est enregistré et qu’ils ont capitalisé une grosse fanbase par myspace ? Un troupeau d’artistes dégageant chacun une belle marge relative dans la plus impeccable probité artistique, chacun isolé dans sa négociation de gré à gré avec la maison de disques, plutôt qu’une énorme star aux gains forcément aléatoires qui prendrait à témoin le monde entier de ses moindres démêlés avec la monstrueuse maison de disques ?
On verra vite quels artistes vont être licenciés par EMI et lesquels vont être signés. Si on va vers plus de Camille et moins de Robbie Williams, on peut imaginer que le nouveau modèle ressemble vraiment à la glorification du
spé-popu.

vendredi 18 janvier 2008

Retrouver le dépaysement de Dick Annegarn

Tôt ou Tard, la maison de disques de Dick Annegarn depuis sa résurrection, il y a une dizaine d’années, vient de sortir le coffret Les Années Nocturnes (du nom du label de l’époque) avec les albums Frères ? (1985), Ullegara (printemps 1990) et Chansons fleuves (fin 1990). On s’étonne comme toujours en ce cas-là de la distance autant que de la proximité de l’œuvre qu’on découvre-retrouve.
Retrouvailles donc avec Y allions, mélancolie vieille de plus de vingt ans sur l’adolescence perdue. Etourdissement de la rythmique, ferveur québécoise de cet optimisme-là (oui, les Québécois ont toujours, en Américains, plus de sourire que nous dans leur avenir), accordéon véloce de Richard Galliano, texte à l’élan rimbaldien et aux mots cousins de Richepin (le Richepin de Brassens, évidemment) : « Quand nous mettions les chars devant les bœufs/Nous étions riches et sans argent des gueux ».
Retrouvailles donc avec Quelle belle vallée, prodige rythmique et d’orchestration, avec l’harmonica qui mène la danse des cuivres, la batterie qui gambade sur une structure impaire discrètement virtuose. On entend là l’écho de ces années 70 qui voulaient courir dans les rues sans jamais marcher au pas, qui voulaient chanter en chœur tout en respectant la respiration de chacun, à la manière de L’Hymne à sept temps de Maxime Le Forestier ou de Fais comme l’oiseau de Michel Fugain & le Big Bazar. Et le texte ! « Les saisons font le con à travers toutes les saisons/Le ciel fond tout en larme à chaque coup de feu d'une arme/Les charrues les chariots les chenus et les chevaux/Tombent en rade quelle salade à chaque coup de claironade »…
Ce qui est le plus étonnant, pour tout dire, c’est à quel point ses recherches musicales de cette époque (c’est le temps de la péniche à Noisy-le-Grand, du rêve en actes d’une autre posture d’artiste, d’un autre rapport au public et à la création) puisent loin de la chanson. On entend du jazz collectif, du jazz à couleurs flamenco, du jazz à la Caratini (l’époque du onztet en visite chez Maxime Le Forestier), du jazz modérément fusion… C’est le jazz et des instrumentistes de jazz qui l’aident à s’affranchir des carrés classiques de la chanson, qui l’aident à se délier des habitudes du genre. Plus tard – c'est-à-dire aujourd’hui –, il s’acoquinera avec des musiciens qui travaillent la forme, le délié, le resserré, l’oblique de la chanson contemporaine. Annegarn est aujourd’hui parent de Thomas Fersen ou de Bertrand Belin. A l’époque de ces disques, il a voisine avec l’esprit des recherches du label Saravah ou même – pour Ullegara – avec ce qui se passe chez New Rose ou Crammed. Aujourd’hui, il est curieusement, après plus de trente ans de route, intégré dans le paysage contemporain de la chanson. Ces trois albums réédités ont quelque chose d’anormal, à leur époque. Je ne sais pas si Dick Annegarn prendrait très bien l’idée que son dernier album, Plouc, n’a pas cette étrangeté un peu incommodante qu’eurent ses disques jusqu’aux années 90. Une fois de plus, le danger d’avoir annoncé le futur...

jeudi 17 janvier 2008

Carlos ou le rire nu

Il fut un temps où le rire fut nu. Il n’était que rire, rien d’autre. Carlos disparait et avec lui une bonne part de la facilité que l’on a eue, pendant quelques dizaines d’années, à rire sans arrière-pensées – même si ces arrière-pensées sont les meilleures du monde. On peut ne pas avoir la nostalgie de Papayou et de Big Bisou et pourtant s’étonner que nos années nous donnent à entendre tant de rire sérieux, chargé, « authentique » (authentique veut dire social). On a beaucoup ri avec Kamini, maintenant avec James Deano. Mais que de choses dites derrière Marly-Gomont ou Les Blancs ne savent pas danser… Ainsi, les Fatals Picards ou Marcel et son Orchestre qui tiennent absolument à ce que l’on comprenne qu’ils sont altermondialistes, comme si le rire n’était licite qu’avec un passeport de conscience affirmée.
Carlos a été mieux qu’un chanteur rigolo : il n’a été que ça. Aucune des tendresses, des sentiments, des mélancolies d’Henri Salvador. Rien des satires d’actualité des Charlots. Senor Metéo, Tout nu tout bronzé, La Cantine, ce n’était que pour rire, que pour danser, que pour faire l’idiot. Le monochrome de l’hilarité, la monoculture du plaisir. L’hédonisme comme ascèse. Une sorte de long éclat de rire sans vraie nuance – même pas de nuance de qualité du rire, de couleur du rire, d’intention du rire. Mais il y a chez lui plus que le seul sens du bonheur et de la rigolade, de la célébration tautologique du plaisir de chanter, de remuer son bedon et de faire rire ses copains : il y a une ferveur, une constance, une fidélité qui peuvent même effarer. Il traverse les années 70 et 80 en copain d’Eddy Barclay, en réjouissance de fête d’école, en blague potache infinie. Il ne signe pas de pétition, n’appelle pas à voter, ne proteste jamais. Son monde est heureux. Ou pudique, on ne saura jamais.
Pourquoi notre époque ne fabrique-t-elle plus cette candeur-là, cette limpidité, cette innocence assumées ? Sommes-nous à ce point avides de sens et d’urgence ? Avec la fin de Carlos, on a l’impression d’être désormais emprisonnés dans l’âge adulte et dans le bon goût.

mercredi 16 janvier 2008

Alain Resnais dévoilé par ses BO

Les bienfaits de la collection « Ecoutez le cinéma » que dirige Stéphane Lerouge chez Universal sont décidemment infinis. Avec l’album Alain Resnais, portrait musical, il réussit une éblouissante démonstration de critique transgenre. A l’écoute d’extraits de bandes originales étalées d’Hiroshima mon amour (1959) à Cœurs (2006), on saisit non seulement l’écheveau des goûts musicaux du réalisateur, mais aussi le fil qui court d’un bout à l’autre de son œuvre strictement cinématographique. Car, ce ne sont jamais de fortes certitudes à la Lalo Schifrin ou à la John Barry que l’on entend : une valse déréglée de Georges Delerue pour Hiroshima, un choral de Krzysztof Penderecki réverbéré sous un ciel d’hiver pour Je t’aime je t’aime, le Trio des musiciens de Philippe-Gérard avec ses timbres dérangeants pour La Vie est un roman… Sa musique, ce sont des figures suspendues, des couleurs aquarellées, des ovales et des trapèzes plus que des ronds et des carrés, toute une grammaire de précautions et de rêveries, comme si une matière à peine visible flottait au-dessus du réel. Parfois, pourtant, un thème impérieux, presque inquiétant : les Valse et marche médusées d’On connait la chanson (d’ailleurs, Bruno Fontaine n’y est pas cousin d’Erik Satie uniquement par le titre). Mais c’est sans doute, aussi, un des films de Resnais au propos le plus tranché, le plus évident.
Le credo de Resnais est clair : « la musique remplace l’émotion d’une scène ». Posture rarissime au cinéma que de demander à la musique de remplacer le discours. Et c’est peut-être cela qui donne le sentiment d’entendre des questions quand on écoute à la suite tous ces extraits de BO, pourtant d’une diversité étonnante (quatorze films, quatorze compositeurs). Comme son cinéma – plus, même – la musique chez Resnais interroge, ne décrète de rien, ne clôt jamais la discussion. Aucune des compilations monographiques de réalisateurs parues dans cette collection ne fait cette impression : une musique qui fait comprendre non ce que raconte le film, mais le sentiment d’incomplétude et d’intense émotion que l’on ressent en le voyant.

mardi 15 janvier 2008

The B52’s à l'époque où Radiohead passe le chapeau

Conversation tout à l’heure avec Keith Strickland et Kate Pierson des B52’s, à l’occasion de l’arrivée de Funplex (sortie le 25 mars), leur premier album de nouvelles chansons depuis 1992. Entretemps, il s’est passé bien des choses : ils ont changé de management, de maison de disques, d’avocat, de tourneur… La crise ? « Ça remue les choses. Les dinosaures s’éteignent », tranche Kate. Elle se réjouit de la fin de « la terrible domination des playlists des radios sur la musique. Maintenant, les jeunes peuvent tout explorer, tout découvrir, tout explorer en pianotant sur internet – tout ce que l’on a fait se trouve sur youtube. »
On en vient à l’histoire de Radiohead et d’In Rainbows
lancé sur internet à un « prix libre ». Geste qui peut s’interpréter de mille manières (pour ma part, je ne me gêne pas pour ricaner, ce qui me vaut des commentaires et des mails d’une curieuse agressivité). Keith Strickland, qui manie le mot worlderness avec un petit sourire, a une jolie métaphore, dont je ne suis pas sûr qu’elle plaise vraiment à Thom Yorke : « C’est un peu le retour à la scène folk du début des années 60 à New York : on joue et on passe le chapeau. C’est peut-être ça le nouveau modèle économique de la musique : Radiohead passe le chapeau et chacun paye ce qu’il veut. A terme, peut-être y trouvera-t-on un équilibre. » Kate Pierson ajoute : « Après tout, c’est ce que fait Jane Siberry depuis des années, qui a mis tous ses disques sur son site à prix libre. Elle dit qu’elle est un ménestrel moderne. »

lundi 14 janvier 2008

Cristina Branco, French artist portugaise

Conversation tout à l’heure avec Cristina Branco, à l’occasion de la sortie de son album Abril, magnifique promenade dans la musique de José Afonso. Nous parlons évidemment de son voyage d’un pôle à l’autre de la musique populaire portugaise, d’Amalia Rodrigues à José Afonso, de l’accusation de connivence avec le salazarisme au soutien aux révolutionnaires de gauche. Elle note qu’au Portugal il y a encore une part du public qui trouve ces chansons « trop engagées ».
Professionnellement, elle reconnaît avoir une certaine sérénité du fait de son contrat, ici en France. Car c’est une « French artist », dont les disques sont discutés et décidés à Paris, dont beaucoup de décisions de carrière sont muries hors de son quotidien. Morley, Cesaria Evora, Richie Havens, Feist sont dans ce cas-là. Cecilia Bartoli, ajoute-t-elle. Il y avait déjà, il y a une dizaine d’années, Dogbowl, Calvin Russell, des dizaines d’Africains… Le savoir-faire français dans la world music n’explique pas tout, pas plus que la puissance de feu d’Universal, qui tient la plupart de ces contrats off shore. Peut-être faut-il voir là la résultante (le vestige ?) de la prospérité d’un modèle culturo-économique : un marché local puissant permet une capacité d’investissement impossible à dégager si les filiales des majors se contentent de distribuer des produits internationaux.
Dans l’interminable débat sur le fameux « nouveau modèle », il y a un enseignement dans cette histoire : une mondialisation qui n’éteint pas les identités fortes, des singularités de carrière bien assumées (pour Cristina Branco, le gros poids du marché néerlandais, qui fait que ses disques sortent là-bas en même temps qu’au Portugal, avant le reste de l’Europe), la nécessité de souplesses neuves chez les artistes comme chez les maisons de disques. Mais on a l’impression que tout cela rajoute des libertés.

samedi 12 janvier 2008

Catherine Ribeiro au sommet d’Alpes

Vendredi soir, Catherine Ribeiro chantait Alpes au Bataclan. Time warp ! Une épopée déterminante et dérisoire comme les années 70 savaient si bien les vivre – cinq albums de 1970 à 1975. Elle a toujours sa frange de jais, il y a quelques tignasses autour d’elle sur scène. Quand elle laisse seuls les musiciens, on revoit le temps où l’on croyait en Led Zeppelin (l’alignement des planètes est amusant : Led Zep à Londres, Ribeiro-Alpes à Paris). Il ne reste qu’un seul musicien d’Alpes, le bassiste, mais la reconstitution est bien réalisée, avec véhémences et coups de mufle, grosses tourneries et grands mots, stridences soignées et exigences poétiques… Le temps de La Solitude de Ferré et Zoo, le temps de Brigitte Fontaine et de l’Art Ensemble of Chicago, avec un peu moins d’artistry et plus de douleur.
Ce qu’elle joue est d’un temps où les souffrances avaient parfois d’autres noms et d’autres cruautés qu’aujourd’hui. On s’horrifiait d’un monde mécanisé, on apprenait l’abrutissement par les machines, on s’inquiétait à peine d’une Terre salie, on était enchainé au travail. Beaucoup de ses chansons ont le souffle pantelant d’une jeunesse qu’effarait la brutalité satisfaite de ses aînés et qui disait non à leur bonheur. Beaucoup de ses chansons portent la marque des dégâts collatéraux des années de croissance, et donc cette sorte d’optimisme fondamental qui a habité ce temps-là. Même si alors elle chante le drame, l’aliénation ou le dégoût, il y a toujours une ferveur, une force qui va, un espoir déployé. Même si dans Stress et strass surgissent les mots « lendemains sans joie », il y a toujours là-dessous les lendemains qui chantent (ou, plutôt, qui ont chanté pour sa génération pionnière).
A ces reconstitutions historiques, on peut préférer pour aujourd’hui quelques chansons à l’humanité bien trempée, comme son Je ne crois pas en Dieu l’infiniment puissant, qui doute avec la chaleur de Jérémie dans l’Ancien Testament. Cela rapproche de nous toute cette histoire légendaire, cette épopée d’une voix inventée à défaut de toute autre expression possible. Ribeiro avait rompu si longtemps avec ce rock qu’on pouvait craindre la nostalgie monochrome, la vacuité politique (ah ! souvenons-nous du Filthy Lucre Tour des Sex Pistols en 1996, pour les vingt ans du punk), la morbidité commémorative. Or, il y a un élan intact (ou renouvelé), une incertitude, une angoisse même, qui rendent à son concert l’urgence et la vitalité. A côté des monuments seventies, des instants à la fragilité bellement restituée. Comme si, sous le cambouis du rock à grosse batterie, il y avait encore une brûlure à vif. Une démonstration d’un rock plus pertinent par sa fragilité que par sa force.

vendredi 11 janvier 2008

Paul Anka, désolé pour Britney Spears

Paul Anka, tout à l’heure au « Fou du roi » puis, dans sa loge, en interview (très bel album, Classic Songs My Way, dans la même veine que Rock Swings, des tubes d’aujourd’hui repris en transcription jazz). Conversation sur l’intelligence nécessaire aux artistes. Il est l’exemple, par sa longévité, par sa prospérité, par tous les virages bien négociés, que le cerveau est au moins aussi utile au chanteur que sa voix. Il n’y va pas par quatre chemins : « Beaucoup d’artistes ne sont pas intelligents. Ils ont seulement du talent. »
Ancien teenage idol (Diana à seize ans, millionnaire avant sa majorité), il se dit « franchement désolé pour Britney. Désolé et en colère. » Il a une belle analyse sur la dérive de cette fille-là et la manière dont tout cela peut arriver : artistes aussi victimes des médias qu’ils les utilisent. Et puis cette maxime qui a fini par devenir un précepte éthique : « No bad publicity ». Peu importe ce que fait Britney, peu importe l’opprobre qui l’accable ou la commisération qui lui est accordée : puisqu’elle est n° 1 à Google fight, elle est n° 1 dans les charts. Peu importe comment elle décroche le titre. Peu importent les dégâts. Mais Anka est honnête : il ne sait pas du tout comment il se lancerait dans la carrière aujourd’hui, comme il gèrerait cet univers.

jeudi 10 janvier 2008

Une promenade au pays du piano-jouet

Le piano-jouet est une sorte de sauf-conduit : il signale une sensibilité forcément dégagée des académismes, une capacité à se dépouiller des fausses dignités, une propension au dérisoire assumé. Pascal Comelade (je parle souvent de lui et j’en reparlerai tout bientôt) fronce un peu le sourcil en revendiquant une manière d’antériorité dans l’usage du plus limité et du plus mal timbré des instruments à clavier. Dommage : Yann Tiersen a tiré les marrons du feu avec ses petites chansons sans paroles vendues par millions d’exemplaires et qui ont associé pour toujours le piano-jouet à une émotion automnale, amoureuse et curieusement optimiste. C’était raté pour les sarcastiques, pour le johncagisme, pour l’ironie distanciée, pour la critique illichienne du piano de concert : avec Tiersen, le piano-jouet est devenu à l’oreille postmoderne et bobo ce que la harpe fut aux salons bourgeois du XIXe siècle.
C’est alors que l’on a commencé à parler plus souvent de toy piano, par un de ces glissements sémiotiques qui transmutent l’objet en transformant son nom. Le toy piano, ça n’est donc pas une musique aimablement tristounette, mais c’est un discours du travers, de la diagonale, de l’incision. Démonstration avec la cassette Une ode au toy piano qui, après avoir été totalement épuisée sous forme physique, existe maintenant au téléchargement gratuit, avec tout un habillage dépouillé et chic. Compilation ? Cela en a l’apparence, avec des artistes aux noms aussi bien construits que les alias de Katerine : Top Montagne, Monsieur Free, Cosmo Helectra, Toy Piano Fanfare… Partout, le son aigrelet du piano-jouet, ses harmoniques courtaudes, ses souplesses de goutteux. Tempo lent ou vif, c’est toujours la même propension à la gambade engourdie, qui fige toute tentation de faire le malin. Et si on fait le malin, c’est forcément avec une distanciation forcée : les dialogues enfantins, les titres crétins (Donnez de l’argent aux petits enfants pour qu’ils achètent nos diks par Snugtrio), les samples vertigineusement second degré, rien n’ira jamais vers la franche poilade, tant le piano-jouet tire le discours vers les parages d’Erik Satie – le délire guindé, le bizarre sous la fantaisie, le baroque de la pensée.

Baudrillard a chanté pour Lavilliers

Conversation hier après-midi avec Bernard Lavilliers, à l’occasion de la sortie de Samedi soir à Beyrouth (le 21 janvier) et de sa prochaine tournée (à partir du 26 février). Comme toujours, l’interview part ailleurs, notamment sur la manière dont son reggae a pu s’affranchir de ses couleurs de carte postale, de sa gaucherie d’occidental plongeant dans une expression du Sud. A l’époque de Stand the Ghetto, il pose une langue d’une féroce rudesse sur une musique à danser, à laquelle il ne peut s’empêcher d’ajouter des angles, des arêtes, des claquements de drapeau. Il revendique maintenant la « nonchalance » de son reggae : « Je ne suis pas pressé. Mes images costaud sont fondues dans le langage au troisième degré du reggae. » C’est un peu l’épreuve de vérité du reggae, musique créole qui a toujours pratiqué l’attelage dissymétrique : dolence de la forme et tranchant du fond, séduction de la rythmique et réflexion volontiers cruelle. Lavilliers est parvenu à cet effet en prenant ses distances avec son vieil amour du coup de poing, avec ses brutalités de coloriste. Ses reggae sont moins ouvertement français, ce qui ne constitue pas une victoire particulièrement spectaculaire, mais marque quand même un beau chemin.
Dans le courant de la même conversation, il parle longuement de Jean Baudrillard, découvert avec Cool Memories et lu attentivement et fidèlement. Le philosophe lui a chanté ses chansons en s’accompagnant au piano – « des chansons d’amour, genre Brassens. » Evidemment, on voudrait écouter. Il y a bien les deux chansons chantées par Megumi Satsu vers 1986, mais absolument introuvables. Encore un manque...

mercredi 9 janvier 2008

« L’Espoir », le souffle neuf de Cali

On ne peut jamais prévoir l’ampleur de la marge de progression entre deux albums. L’Espoir de Cali, de ce point de vue, est peut-être la plus forte surprise de cette rentrée. Que cet album (qui sort le 4 février) soit superbement écrit et réalisé n’est pas en soi un choc (les talents d’ACI de Cali, Mathias Malzieu derrière la console). Ce qui étonne, c’est la distance entre Menteur et ce disque-ci, le saut d’une position en vue dans la génération montante à l’inscription dans une continuité plus vaste. Dès la première chanson, il y a un souffle qui fait penser aux Anarchistes ou à La Mémoire et la Mer de Léo Ferré – les guitares à la Garcia Lorca, un verbe aveuglé de lumière, la capacité à dire l’ivresse (« L’espoir (…) c’est une arme au soleil quand j’entends près de toi/Tous ces milliers qui chantent aux étoiles, aux étoiles »), la mélodie romanesque et ébouriffée dans le vent.
On ne sent pas partout cette humeur de mythe, il y a souvent du Cali « normal » dans cet album, des chansons drues, têtues, sèches, qui parlent à la deuxième personne avec une solide dureté (Je ne te reconnais plus, avec Olivia Ruiz, autre Occitane, en guest star). Mais, encore une fois, il y a un élan très neuf dans L’Espoir, une ferveur, une énergie, une santé jusque dans les blessures. Dans Les beaux jours approchent, on pense évidemment aux Ferré des années 50, à la mélodie de Tu n’en reviendras pas, aux rais de lumière qui inondent les jours froids. Et, dans Le Droit des pères, c’est le Ferré furieux de Paris je ne t’aime plus ou du Conditionnel de variétés, froissant les mots, la phrase et les puissances de ce monde dans le même geste fiévreux.
Cali ne se hisse pas seulement à cette hauteur-là (drapeau noir et Mallarmé, orchestre symphonique et gouaille du pavé) : dans Sophie Calle n° 108, il pose la mélodie dans les marges tenues d’un Brassens, dit les mots avec un mélange singulier de gourmandise et de détachement qui dit bien l’amour fourbu (« Les lauriers fanent plus vite que les roses »), s’installe dans la belle tradition des chansons de défaite.
Les musiciens de tradition hispanique (Pedro Soler à la guitare, notamment), les instants très franchement rock, quelques couleurs urbaines jetées ici ou là : ce disque ne recule pas devant un peu d’emphase, d’ambition, de poids, ce qui tranche avec l’idée que l’on put se faire de lui, jeune homme âpre et sec comme le cep. Au contraire, L’Espoir fait le portrait d’un homme à l’univers arboré, touffu, nuancé. Il ressemble curieusement plus à la forêt de Fontainebleau et à ses étagements de volumes qu’à la rêche crudité des Corbières. Peu à peu, il a appris à oser la grandeur.