mardi 29 avril 2008

Saez, un jeune homme classique

Il n’y a pas que de l’adolescence mal dégrossie chez Saez, pas uniquement les envols vaniteux d’un jeune cœur qui s’est trop tôt donné des ailes. J’ai souvenir de professionnels adultes qui commentaient sa défection au Printemps de Bourges, il y a quelques années. Il avait prévenu quelques jours plus tôt qu’il ne viendrait pas, puis rappelé en disant qu’il viendrait avec seulement sa guitare… On sentait que le fossé entre les âges peut toujours resurgir, avec toute la morgue et toute la hargne que susciteront toujours les godelureaux chez les mâles bien assis (moi-même, je suis assez souvent parmi ceux-ci, j’avoue).
Donc, on peut prendre son triple CD qui sort ces jours-ci pour une manifestation quasi-acnéique de son âge. Varsovie – L’Alhambra – Paris ne parle que de lui et de sa génération (c’est la même chose). Des récits de voyage, des souvenirs codés, des élans sombres, des sentences définitives (« Non le jour n’est plus le jour quand on n’a plus d’amour » dans Quand on perd son amour), tout cela est sans doute très épris d’absolu, même dans l’expression des ignorances et des incertitudes. Et l’absolu a mauvaise réputation : on devine derrière les gamines anorexiques et les garçons suicidaires, les pactes de mômes et les fugues enfumées.
Mais, curieusement, il me semble entendre là quelque chose de vraiment enraciné. Il y a dans ces presque trois heures de chanson beaucoup de Jacques Brel (celui de La ville s’endormait, de Vieillir, de La, la, la, solaire sous le noir, exalté sa brutalité), pas mal de Léo Ferré (les sentiments très malgré tout de Ton style, la logorrhée insomniaque des années d’après La Mémoire et la Mer) et même de Barbara (Le Mal de vivre, tout le théâtre d’une vie-œuvre fièrement offerte).
L’inspiration semble même parfois directe, sans que l’on ait l’impression de généalogies très complexes : Brel, Ferré, Barbara affleurent franchement, sans que l’on ait l’impression d’un passage par Thiéfaine ou Renaud. Et, en même temps, la parenté avec Cali est assez flagrante, surtout pour ses tentations hymniques. Un jeune homme très classique, finalement.

lundi 28 avril 2008

Les romances de la famille Gado, monuments en voie de disparition

Le label Takamba, créé par le Pôle régional des musiques actuelles de La Réunion, mène depuis des années une politique exemplaire dans l’exploration patrimoniale (pourquoi n’en existe-t-il pas l’équivalent aux Antilles ?). Il y a ces disques impeccables sur Alain Peters, sur l’ile Rodrigues, sur Charlésia des Chagos, sur des noms oubliés de la variété réunionnaise des années 50-70… Son magnifique, livres-disques exemplairement réalisés.
Voici maintenant la famille Gado, dans un répertoire de romances et de maloyas. Les romances rappellent la genèse européenne ancienne d’une bonne part de la culture créole. La Grande Reno, par exemple : « La grande Reno sortie en guerre/En revenant son tripe dans son bras », qui vient directement du « roi Renaud revient de guerre/Portant ses tripes dans ses mains » de la tradition française la plus verticale (trajectoire trouvères-Cora Vaucaire presque directe). Et ici ou là ce qui semble des lambeaux d’autres chansons de la même humeur, puis à la fin de la romance, des paroles adressées par le défunt aux vivants. Evidemment, c’est la même eau que les romances de Rodrigues comme le magnifique Tu as raison Milien (« Tu as raison Milien/Tout mon ami fidèle/Je chante alors adieu/Voici mon seul bonheur/Hélas tu dois partir hélas/Embellirait ma présence/Je vais triste, aimer/Pour faire penser z-à toi »), qui se présente sous la forme de lambeaux épars mais toujours signifiants d’une ou plusieurs sources érodées par le temps.
Débris ou monument ? Toujours la même question, lorsque l’on voit s’évanouir une part de culture, lorsque l’on voit s’interrompre une transmission. Ce que l’on entend dans les collectages Alan Lomax au tout début des années 60 : la fin du créole francophone à Trinidad, le début de la fin de la haute-taille à la Martinique, les dernières romances venues de France chantées à Saint-Barthélémy…
Il y aura quelque chose à écrire sur la figure culturelle populaire métropolitaine (les chants, les danses, les contes, les proverbes) et sa plus ou moins vivace survie en terre créole : sa valeur plus ou moins normative, son rapport à l’autonomie culturelles des populations les plus isolées géographiquement ou socialement, le mystère de la survie du quadrille en Guadeloupe, île pourtant plus rétive au pouvoir central que la Martinique qui a abandonné la haute-taille…

vendredi 25 avril 2008

Printemps de Bourges (XI) : 120 en crête !

Une dernière chose à propos du Printemps de Bourges. Une nouveauté cette année : les scores des sonomètres affichés au vu et au su de tous les spectateurs. Ce n’est pas obligatoire, mais il faut obligatoirement respecter les restrictions de volume sonore : 105 dB en moyenne, 120 dB en crête.
Quand on a connu les volumes sonores en usage au 22 (Germinal, à l’époque), au palais d’Auron ou à la défunte Escale, c’est plutôt reposant. J’ai le souvenir d’avoir eu un peu mal aux oreilles à Headcleaner en 1995, à Mogwai en 1998 ou à Atari Teenage Riot en 1999… Maintenant, le petit écran permet à tout le monde de savoir si on respecte l’ouïe du public. Belle initiative, qui semble admise par tout le monde. Il y avait eu comme ça, au Nouveau Casino à Paris, une mémorable colère sur scène des Anglais d’Add N To X à propos du volume riquiqui qu’on leur permettait.
Plus largement, le 105 de moyenne et les 120 en crête, c’est plutôt une bonne nouvelle esthétique. Certes, on aimait bien croire à des flûtes traversières ou à des anges derrière tout le vacarme de la noisy, mais c’était quand même des sifflements d’oreille. D’ailleurs, que va donner My Bloody Valentine au Zénith avec cette obligation-là ? Oh, le beau défi musical que pose le souci de la santé publique !

lundi 21 avril 2008

Bernard Parmegiani, une musique concrète et heureuse

La musique concrète est certainement une des aventures les plus délectables qui commencent dans les années 50. Une technique qui semble tout entière animée d’un rêve, une manière très poétique de rendre présent le futur… C’est une révolution sans révolte, semble-t-il, une révolution qui ne demande nul tribut de chair et de sang, nulle capitulation de l’adversaire, nul violence faite aux générations précédentes. Non que toute l’affaire fut pacifique (bien au contraire, d’ailleurs, il y a eu des pages écrites, bon Dieu !), mais on sent chez Pierre Schaeffer et ses continuateurs que la première sensation est la jubilation du son, et non le choc des amarres larguées ou du pavé lancé vers le vieux monde.
Plus encore que chez mon cher Pierre Henry (qui est si marqué par les sirènes de la guerre et la poésie menaçante des bruits de maison désertée), on sent cette joie foncière chez Bernard Parmegiani. L’INA, belle maison qui fait bien œuvre de mémoire, édite un coffret de douze CD de ses enregistrements pour le GRM de la Radiodiffusion française (cinquante ans de GRM, quelles folles archives cela doit faire !) entre 1964 et 2007.
Il n’y a que délectation, dans tout cela : la radio, le Stravinsky et l’orchestre s’accordant dans Du pop à l’âne (1969), l’annonce du scratch hip hop dans De natura sonorum (1975), les jeux sur les banalités des presets de synthé dans Exorcisme 3 (1986), des grincements, des chants d’oiseaux, des juxtapositions narquoises… Il semble que, pour ardue que soit parfois la composition, toute cette musique soit un grand jeu de collage, de détournement, de retournement des matières sonores. Revolution 9 sans Yoko Ono, peut-être, ou la grammaire la plus accessible d’une musique qui a souvent servi à la torture auditive, à l’épate des sots, au vertige petit-bourgeois. Beaucoup d’effets en sont devenus familiers, depuis les années 60-70, dans le cinéma, la publicité, la musique populaire même, sous la forme parmegianienne la plus souriante, la plus amicale.
On trouve peu d’humour, pourtant, dans ces heures de musique. Peu d’humour mais une sorte de bénignité inattendue dans ces parages. Entre les plaisanteries des pionniers du Moog et les roideurs de Futuristie, le parcours d’un compositeur généreux – généreux dans un univers si facilement égotiste…

dimanche 20 avril 2008

Printemps de Bourges (X) : Soko, outsider ou buzz ?

Moment joliment irréel avec Soko – gros buzz avant le Printemps, déjà des relations de presse pressantes – que rien ne laissait prévoir en ces termes-là. Un peu nunuche, embarrassée, tendue, sans les censures habituelles de la scène. On rit (on ricane, même) quand elle se plaint de prendre des coups de jus dans le micro.
Des chansons affreusement mal foutues, mal chantées, mal jouées, dont on a l’impression qu’elles ne sont pas sauvées par la sincérité, la spontanéité, la jeunesse de la chanteuse. On ricane encore volontiers sur son hymne au beurre de cacahuète, mais on est soudain saisi par la beauté drue de certaines chansons : une sorte de comptine furieuse pleine d’animaux, la douleur toute nue d’une chanson intitulée I’ll Kill Her, un sorte de valse de marin sur la méchanceté de l’humanité, la dernière chanson qui dit I’ll Never Love You More (que les films de Woody Allen, que jouer du ukulélé avec Paul McCartney, que son Macinstosh…). Alors, on entend une vraie puissance viscérale d’artiste, une inspiration touchante.
Cela et tout le reste (ce qui est affreusement exaspérant, ce qui sonne faux, ce qui révèle beaucoup de complaisance) renvoie évidemment à la longue tradition outsider, devenue maintenant une artistry licite. On peut la prendre pour une petite sœur hilare de Daniel Johnston, la connecter à l’art brut comme à l’intelligence exigeante de Coco Rosie. Dans le public, on grince des dents ou on chavire. Et, surtout, on hésite. Soko quitte la scène en disant qu’elle commence mardi l’enregistrement de son album. Quelque chose commence, donc. C’est peut-être une carrière.

samedi 19 avril 2008

Printemps de Bourges (IX) : Sébastien Tellier, hérétique et relaps

Sébastien Tellier devait donner son concert ce soir tranquillement au 22. Mais entretemps est survenue l’histoire de l’Eurovision, de la polémique sur Divine présenté en anglais au concours. Hier, Christine Albanel, la ministre de la Culture de passage au Printemps de Bourges, fait remarquer que Tokio Hotel montre que l’on peut « gagner en chantant dans sa langue », mais aussi que « Sébastien Tellier est très intéressant » et qu’« on a de vraies chances à l’Eurovision ».
Allons voir. Belle foule bien serrée, qui rappelle une foule semblable en 2003 à la salle de la Cité aux Transmusicales de Rennes. « Concert ridicule de vanité et d’emphase », notais-je à l’époque. Ce fut l’explosion d’une baudruche, l’accablement de la maison de disques dès le lundi suivant au téléphone, un des plus sauvages dégonflages de buzz que j’aie jamais vus. Pourtant, il y a tous ces papiers récents expliquant combien cet homme pratique une pop sublimement inspirée.
Allons voir, donc. Pull bleu ciel sur bedaine, lunettes désespérément polnareffiennes, tignasse à peine plus longue qu’elle n’est éparse. Verre à la main, discours un peu confus, sans doute très personnellement drôle. Deuxième ou troisième titre : Divine avec sa quête de voie lactée. Procol Harum, Aphrodite’s Child, Polnareff en ombre tutélaire, mais sans l’efficacité mélodique des modèles. Un peu la même sensation qu’aux Trans : une tentative d’un orgueil démesuré, une emphase de carton, un personnage d’une vacuité incommodante. C’est raté, terriblement raté.
Ça fait deux fois. On peut ne pas le brûler pour hérésie. Mais hérétique et relaps, je crois que cela n’a jamais été pardonné.

Printemps de Bourges (VIII) : Daniel Darc, heureux

Tout à l’heure, vu quelques chansons du concert de Daniel Darc. Voix un peu raide, avec son insistance terrible, ses mots qui se bousculent. Son débardeur qui dévoile le all-over nihiliste de ses tatouages. Ça me ramène à un joli moment d’une longue interview avec lui, fin janvier dernier (j’en avais tiré un papier dans Le Figaro et un autre dans Chorus-Les Cahiers de la chanson). Je lui avais donc demandé : « la vie est belle ? »
Il avait répondu : « On se débrouille comme on peu. J’essaye de ne plus faire de mal aux gens, ou le moins possible. (Il montre sa bière.) Tu vois, je viens de boire, j’ai encore soif. Après, je n’aurai plus soif, j’espère. Oui, elle est plutôt belle. T’es bien le seul mec à arriver à me faire dire ça. Si je ne me suis pas tué, c’est qu’il y a quand même quelque chose que j’attends, quelque chose que j’aime. Et puis il y a ce truc fou : rencontrer une femme. C’est très bien rendu dans Le Feu follet avec Maurice Ronet. Rencontrer une femme, la trouver jolie, c’est sublime. Et puis une espèce de reconnaissance ; pas envers mes parents, envers là-haut. A la limite, quand j’écris, j’essaie de réparer les saloperies que j’ai faites. Parfois, je reçois des lettres qui me disent « tu m’as sauvé la vie ». Je sais très bien que ce n’est pas vrai. Mais ça me fait plaisir, je me dis qu’il y a un truc que j’ai fait. »

vendredi 18 avril 2008

Printemps de Bourges (VII) : Thomas Dutronc, Moriarty et les charismes

Thomas Dutronc sous le Phénix, les 6000 spectateurs, l’immense scène. Le set n’est pas spécialement construit pour les petites salles, mais on sent qu’il n’est pas taillé a priori pour cette mer de monde. Et pourtant, ça passe, ça fonce, ça réussit. Il est drôle, sarcastique, parfois même par de petits détails en diagonale. Il prolonge magnifiquement Les Frites bordel avec son climat Eté indien sans perdre de son émotion littérale et en faisant monter au délire la part comique. Cela confirme une tendance (est-ce une tendance, d’ailleurs ?) de ces jeunes gens que l’on croit tout étroits et qui savent s’installer sur une scène au large, comme Renan Luce mardi soir.
D’ailleurs, avant Thomas Dutronc et Yael Naim, il y avait Moriarty. Une Amérique mythique, recréée en plus « authentique » qu’elle ne fut jamais. Superbe chanteuse à belle voix mate, minimalisme gourmand dans lequel beaucoup d’instruments interviennent. Une sobriété abondante, généreuse, foisonnante, qui sonne parfois plus psyché que folk. Et cela vit superbement sous la vaste toile du Phénix, comme si les charismes étaient désormais distribués de façon bien plus libérale que jadis, comme si l’hypothèse de la foule était digérée dès la première note jouée.

jeudi 17 avril 2008

Printemps de Bourges (VI) : Camille, comment c’était ?

Joli coup de Camille à ce Printemps : quatre concerts au théâtre Jacques-Cœur pour lancer sa tournée. Nouveau dispositif avec toujours deux human beat box, mais maintenant deux filles choristes, un piano et deux ou trois garçons (le pianiste chante) qui mêlent chœurs camillistes et gumboot sud-africain. C’est ça qui est le plus novateur, pour tout dire : les garçons qui frappent des pieds, se tapotent la poitrine, claquent des mains, ça donne une puissance, une rigueur, une virilité bien carrée qui viennent bien compenser les tendances à la complaisance qu’on lui connait.
Paradoxalement, le piano – très contemporain, très antémélodique, très déchanté – vient aussi entraver tout lyrisme littéral. A peine entend-on dans Paris des chœurs arrangés à la Wardle Singers, dans des couleurs mélodie-harmonie un peu banales. Mais pour le reste il y a une invention remarquable, mi-renouvellement, mi-camillismes. Quelque chose d’unique qui est peut-être le reflet d’une personnalité tout entière, à la fois fofolle et rigoriste, singulière et à l’écoute du monde, têtue et perméable. Alors c’était bien.
En revanche, le costume…

Printemps de Bourges (V) : Chapelier Fou, une brocante électro

Aux Découvertes électro du Printemps de Bourges, il faut avouer que ce sont souvent les savants fous qui intéressent le plus, qui sont le mieux précédés d’un joli buzz. Chapelier Fou, cette année. Il affiche ce qui est sans doute un souvenir d’enfance : une mandoline et un violon, ce qui suffit à lui donner les couleurs d’un mutant transcendant les frontières de genre. Ce qui est attendrissant chez lui, c’est la manière de bricoler sur ses machines et avec ces instruments une musique qui ne semble nullement obsédée d’unité et qui passe sans complexe de style en style et de matière en matière. Du répétitif downtempo, de l’abstraction bruitiste, des collages sonores de vieux disques désuets de diction, un univers cinématographique à la Michael Nyman…
C’est une sorte de brocante électro qui porte à son sommet l’idéologie de l’album de mix (idéologie est peut-être un mot fort) : la variété des approches est en elle-même un enjeu, pour démontrer une ouverture, une pluridisciplinarité, une richesse. Le caractère spécifique et unique de l’artiste est donc son niveau de plasticité, la cartographie de tous ses prodiges, et non plus seulement le grain ou l’intention particuliers d’une musique. La brocante de Chapelier Fou est séduisante par sa profusion, bien sûr, mais surtout par le fait que, partout, ce qu’il joue est une proposition de beau niveau – particulièrement dans ses sortes de BO sans film. Mais dépassera-t-il le plaisir solitaire et gratuit de présenter sa musique en festival, dans un genre qui peine à faire émerger des aventures durables ?

mercredi 16 avril 2008

Printemps de Bourges (IV) : Yael Naim, mais aussi David Donatien

Dans beaucoup de papiers sur Yael Naim, on précise que Yael Naim n’est pas seulement Yael Naim, mais Yael Naim et David Donatien. Tout à l’heure au tout petit théâtre Saint-Bonnet, pour à peine plus de cent personnes, il y a donc Yael Naim (piano, voix) et David Donatien (percussions et petits commentaires). C’est lui qui a produit l’album et sa compétence va bien au-delà du djembé (ou un ka à forme de djembé ?), des deux congas, des deux cymbales, de la charley et des petites percus qu’il sort de temps à autre.
D’ailleurs, dans toute la beauté pop folk mélancoliquement souriante des chansons de Yael Naim, on peut se prendre à le suivre longuement, à remarquer que çà ou là c’est le piano qui joue une rythmique avec son petit mouvement de danse (rumba lente, mélopée légère de mille et une nuits, valse allégée). Alors, il fait bruire toute une grammaire de peaux frappées, à peine heurtées parfois (oh ! que c’est créole, cubain, gwoka, cette manière de laisser le blougoudou à d’autres et de donner à chaque note un son différent). Rien que sa manière de frapper le djembé (mais est-ce vraiment un djembé), complètement de tout autre manière qu’à la guinéenne, en donnant à voir une virilité de la décision, de la souplesse, et non de la puissance. Ce discours soliste-là est assez exemplaire dans une époque où une certaine course aux armements a aussi touché les percussionnistes, de plus en plus volontiers fiers de leurs gros bras et de leurs six mètres cubes de matos. Quelques instants, j’en ai presque oublié que Yael Naim, c’est aussi Yael Naim.

Printemps de Bourges (III) : Christophe Willem, Adam Green, la couture universelle

Culture de notre époque ? Couture, bien souvent. Sous le chapiteau, Christophe Willem dans son show ; tard au 22, Adam Green dans le sien. Le héraut du spé-popu en liberté, tout en majuscules et en assomptions délirantes (la guitariste sexy, les citations de tourneries disco, la soumission aux figures les éculées de l’adoration de l’artiste à l’autel), à la fois cinglé et pertinent. Quand Willem chante Où sont les femmes ? de Patrick Juvet, ce pourrait être un culte minuscule rendu dans un club miteux, dans une soirée spéciale du mardi. Non, c’est au large, le partage de masse d’un décalage très subtil et très précis d’un point de détail de notre culture populaire.
Avec les années 70-80 de Christophe Willem aujourd’hui, c’est un peu comme les années 70 célébraient les années 20 – chez Joe Dassin, Sylvie Vartan, Juliette Gréco, on trouvait des chansons Années folles… Et cet accord-là (entre ce terreau mythifié et notre situation culturelle) est un instant peut-être fragile, peut-être fugitif. Souvenons-nous du décollage à la verticale de Liane Foly avec son panthéon de références dévoilé dès la première note, et la soudaine sensation d’exhibition datée qui a suivi… Peut-être fugitif mais diablement séduisant, en tout cas.
Même pratique de couture chez Adam Green, avec des intentions démonstratives et politiques bien plus claires. Belle voix grave et retour aux valeurs littérales du rock’n’roll ou de la soul originels. Elvis à Las Vegas (et peut-être même Liberace aussi) pour dire l’Amérique contemporaine, les dérèglements de sa société et de son carnaval médiatique, des exigences libertaires et sensuelles menacées de partout…
Le travail de patchwork et de détournement n’est pas vraiment différent chez l’un et l’autre. Et je ne suis pas persuadé que les intentions de Willem et Green soient si éloignées. La différence d’échelle commerciale et d’impact populaire font peut-être croire à une différence de nature. Et si le jeu de couture universelle était un enjeu en lui-même ?

mardi 15 avril 2008

Printemps de Bourges (II) : Constance Verluca, absolument

Pour la première soirée au 22, Constance Verluca, dont je ne cesse de penser du bien, chante dans la salle Ouest entre les passages à l’Est de Syd Matters (des shoegazers sans le bruit, Radiohead bien digéré et émondé des catastrophes psy) et Cocoon (comme son nom l’indique, cotonneux, confortable et protégé des risques du dehors). Elle est un beau personnage, comme une Damia passée chez Zazie, comme une Marianne Oswald des temps pop, comme une Lio qui ne voudrait pas sourire. Fine silhouette aussi fofolle que maniérée, avec le même genre de danse malaisée et un peu mécanique qu’Adrienne Pauly.
Avec tout cela, qui pourrait la limiter à des intentions de cabaret, elle se trouve des dimensions facilement mythiques, comme Dring dring, tout au début du concert, sur une musique de country crétine à la Tammy Wynette. Les thèmes sont souvent brillants : une chanson sur Judas, Argent je t’aime, un Veux-tu m’épouser tout en antiphrases… Efficace, joyeux, limpide, mais avec une gaucherie et un penchant politiquement incorrect qui font penser à Arielle (défunte carrière) ou à PJ Harvey.

Printemps de Bourges (I) : pourquoi Rose, pourquoi Renan Luce

Premier concert de ce Printemps de Bourges : Rose, sous le grand chapiteau. Des cris, des acclamations, une évidente popularité. Nous sommes quelques confrères qui nous regardons. On ne comprend pas, en fait. Il y a le pouvoir de La Liste, évidemment, mais cela fait-il un vrai univers, une grâce, une chaleur ? On peut expliquer par les couleurs années 70 des mélodies, parfois un peu Véronique Sanson, un peu America. Mutatis mutandis, on pense un peu à la manière dont Nicole Croisille était impliquée dans son chant à l’époque de ses grands tubes : un peu dedans, un peu dehors, un peu de travers et un peu banale à la fois. Ne préjugeons pas : il se pourrait qu’elle dure, qu’elle profite de cette gloire-là pour installer enfin une écriture plus riche, moins adolescente que sur son premier album.
La destinée de Renan Luce, qui la suit au Phénix, pourrait apparaitre comme l’exact inverse : on comprend tout. Il a ce talent instinctif de connaitre le public, de se conduire sur scène, déjà, comme un vieux roublard (une sorte d’Aznavour express, avec une évidente parenté bénabarienne dans ses petits discours entre les chansons). Et puis la façon dont il varie les approches et les angles de ses chansons. On n’aurait pas imaginé, par exemple, qu’il mène le rock’n’roll aussi facilement que ce qu’il accomplit dans Chien mouillé. Et il sait être autre chose que révérencieux dans l’exercice Brassens (Je suis un voyou en rythmique re-binarisée, assez loin de la version géniale de Renaud mais d’une efficacité émotionnelle et romanesque terrassante). La trajectoire en deux ans est phénoménale, évidemment, avec cette manière si attendrissante d’être simple.
On a beaucoup dit (et moi-même, et lui-même) combien il peut tout devoir à Brassens et Fersen. Mais il y a aussi dans son écriture une couleur singulière – ou plutôt très accessible, au contraire. On voit très bien ce que Fersen aurait fait de Nuit blanche : l’ange du bizarre serait passé par là et aurait ajouté des mots rares. Renan Luce a tout écrit avec le Bled, ce qui est au moins aussi génial, et évidemment plus rapide à atteindre le grand public.

vendredi 11 avril 2008

Scarlett Johansson chez Tom Waits : la distance et la fêlure

Il court de jolis bruits sur l’album de Scarlett Johansson reprenant des chansons de Tom Waits : la belle dans les atours de la bête, des séductions imprévues, une vision musicale très indépendante des originaux… Une fois écouté l’album Anywhere I Lay My Head (qui parait en mai chez Warner et que j’ai pu entendre, justement, chez Warner), l’impression est au-delà de la confirmation de la rumeur : il y a là un album magnifique, sans doute plus singulier qu’on aurait pu l’imaginer.
Evidemment, il n’est pas indifférent qu’il ait été réalisé par David Andrew Sitek de TV on the Radio – une sorte d’excentricité viscérale, les valeurs instinctives du blues et du folk par une psyché arty et le goût des matières synthétiques. Scarlett aborde par exemple I Don’t Want To Grow Up à l’exact opposé de la version virginale blessée de Petra Haden avec Bill Frisell, mais presque aussi loin de la rage désordonnée de l’original de Tom Waits : elle y met une sorte de trouble têtu, de subtil malaise contemporain, distancié et narquois – un peu comme Pet Shop Boys chanteraient Summertime.
On attendait une voix de glamour et de formes ; on y entend une vie plus drue, plus têtue, plus réelle. Ce n’est pas pour autant un disque vériste et étalant ses entrailles. Au contraire, même, la producteur tend à désincarner la voix. Mais Scarlett Johansson, tout en préservant sa hauteur de star, fait œuvre de fêlures, d’incertitudes, de biais. On pense parfois à Stina Nordenstam ou Anja Garbarek, évidemment, pour la position extravagante, mais avec un tel quant à soi qu'on songe un instant à Greta Garbo.

mardi 8 avril 2008

Les habits neufs d’Yves Duteil

Hier soir à l’Européen, concert d’Yves Duteil qui chantait tout en entier son nouveau disque, (Fr)Agile (chez Rue Stendhal). Revenir après sept ans sans album, ça se fête, je crois. La dernière fois, j’avais trouvé un certain manque de grâce dans l’emballage – le bon gros papier bleu des fêtes de Noël, avec le ruban doré au kilomètre –, quelque chose comme un bougonnement en bourdon à peine perceptible, une manière de sourire trop ouvertement douloureuse.
Et voici qu’hier on a l’air de l’avoir changé. Ou du moins de lui avoir donné le tailleur qui convient ici et maintenant. Fabrice Ravel-Chapuis, que j’ai beaucoup aimé à l’époque d’Artango et qui a contribué aux bonheurs récents de Jean Guidoni, de Bénabar ou d’Adamo, est intervenu aux arrangements. Clarinette ouvragée sans esbroufe mais avec des fulgurances très écrites, violoncelle joliment posté en embuscade derrière sa ligne de basse… Là où Duteil aurait pu laisser trainer une bossa nova sans âge et sans teinte, on entend une mélodie bien droite autour de laquelle volettent des oiseaux savants. J’ai quelque impatience d’entendre Ravel-Chapuis travailler les anciennes chansons et leur habituel apparat de guitares fiérotes.
On y gagne un Duteil plus musicien – ce qui lui a souvent manqué, après tout. Poète, mélodiste, interprète à la voix chaude, tout cela était acquis, et bien acquis. C’est plaisant de le voir maintenant poser un pied en dehors de la piste habituelle. On verra s’il y met les deux pour la tournée, l’automne prochain.

lundi 7 avril 2008

Kana et l’horizon perdu de l’authenticité

Les Fous, les Savants et les Sages, le nouvel album de Kana sort ces jours-ci, avec ses couleurs évidemment fumigènes et son folklore trans-tropical. Reggae et latinités « comme là-bas » qui font réaliser, rétrospectivement, combien ces musiques-là ont mis de temps à s’implanter en France. Et se pose la bonne question de l’authenticité – ou plutôt de la perte absolue de pertinence de cette catégorie-là. Donc, Kana joue un reggae que l’on pouvait dire authentique il y a quelques lustres, avec tout bien en place, le son parfait, le bon accent des cuivres, la rythmique impeccable, et même deux ou trois variantes puissantes (le talking drum sur Tous les mêmes, par exemple). Mais, entretemps, la question a fini par ne plus intéresser personne : il ne sert plus à rien de jouer parfaitement le reggae, tout au moins politiquement ou éthiquement. Et Il faut danser reggae par Dalida perd de son venin (la « récupération », le dévoiement, la prostitution d’une musique du tiers-monde, tout ça…) à mesure que la mocheté de la chanson apparaît sans fard (la rythmique de requins franchouillards, mon Dieu !), par comparaison avec l’environnement grand ouvert dans lequel nous vivons. Alors quand U Roy (le U Roy !) chante avec Kana (sur Méthadone), on ne prend plus l’événement comme un adoubement ou une garantie d’authenticité. Serge Gainsbourg et Bernard Lavilliers ont enregistré à Kingston pour cette raison-là : en allant aux sources, ils détournaient les attaques venant du camp tiers-mondiste. Maintenant, ils pourraient enregistrer en France, comme Kana. Et U Roy.

samedi 5 avril 2008

Bob Dylan sous Francis Cabrel

J’animais hier à la Fnac des Ternes le forum de Francis Cabrel. Rituel classique : interview, questions du public et quelques chansons nouvelles en version acoustique et intime – Le Chêne liège, African Tour, La Robe et l’Echelle. Entendu à deux mètres de lui, sans tout l’apparat du groupe, de la rythmique, des arrangements, Le Chêne liège affiche un dylanisme spectaculaire. Les suites d’accord, la mélodie étroite du chant, le dessin harmonique, tout rappelle l’époque classique de Bob Dylan lorsqu’il la chante en s’accompagnant seul à la guitare. Et le texte lui-même est éminemment dylanien, avec son mélange de vocabulaire quotidien et d’images poétiques, de sens flagrant et d’idées codées. A la sortie, nous en parlons. Il reconnait volontiers : parfois ressort ainsi l’admiration envers qui lui a donné envie de faire de la musique.

Une houle de Stig Dagerman chez Têtes Raides

Hier soir au Bataclan, les Têtes Raides en concert. Aux deux tiers du concert, Notre besoin de consolation est impossible à rassasier de Stig Dagerman, pour presque vingt minutes. Christian Olivier, sa brochure à la main, dit son texte avec la véhémence d’un poème politique, avec un acharnement et une ferveur qui en manifestent pleinement le propos – le combat pour définir, démontrer et circonscrire la liberté de l’individu. Autour de lui, le groupe fait tourner une rythmique vaguement reggae et tout un tourbillon moiré de sons, de vibrations, de heurts, de glissades, de phrases répétées et très légèrement décalées. C’est d’ailleurs intéressant d’entendre des musiciens si doués pour la vivacité et le discours ramassé du rock se colleter à une forme lente, étendue, expansive. Après ces houles, après ces flux de musique drue et étale, tout se retire, dans un bel effet de désir comblé : quand Christian Olivier en arrive aux derniers mots – « une raison de vivre » –, il règne un silence énorme, dramatique, radieux et fort. Plus encore que sur l’album Banco, Notre besoin de consolation est impossible à rassasier est sur scène une brillante leçon d’humanité.

vendredi 4 avril 2008

Juliette, mon lapin

Concert hier soir de Juliette à l’Olympia. Quelques petites faiblesses ponctuelles de voix çà ou là mais éblouissement. Je n’ai pas raté un spectacle ou un line-up depuis quinze ans mais je suis toujours étonné d’être toujours étonné. Créativité sans relâche dans l’écriture, les thèmes, les inventions de scène, le travail collectif et individuel des musiciens autour d’elle.
Toujours, elle trouve. L’interprétation piano-voix des Garçons de mon quartier, le jeu tout uniment faux dans Casseroles et faussets, la mise en scène très poétique et politique de sa version des Eaux de mars, la géniale chorégraphie en playback orchestre de la Tyrolienne haineuse… Et puis la phénoménale audace dans Lapins, sur le texte de Morel, en dernier rappel. Personne avant elle n’a osé, personne après elle n’osera…
Au passage, elle cache de moins en moins ses agacements, ses allergies, ses opinions politiques dans ses petits speechs entre les chansons. Elle indique clairement combien, sous la finesse de l’écriture, sous la délicatesse du rendu musical, sous le refus mille fois réaffirmé de tout débraillé, il peut y avoir de colère instinctive. Engagée ? Enormément, très peu, discrètement, ouvertement – comme un vademecum des figures de l’engagement contemporain. Mais Lapins, mon Dieu, Lapins !

mardi 1 avril 2008

Kent, Fred Pallem et le futur antérieur

L’effet de futur antérieur est toujours intéressant dans la narration. Kent sort un livre-disque qui fonctionne tout entier sur ce procédé, L’Homme de Mars. Il chante, écrit et dessine (c’est une BD et dix-sept chansons) : « J’ai la nostalgie de l’avenir/Je cherche un futur où revenir/Un monde en apesanteur idéale/Dont je serais l’étonnant résident sidéral ».
Le graphisme, entre Druillet et David B., cumule les petits signes discrets d’une modernité ancienne, d’un rêve déjà daté de futur indéfini, comme si l’on rêvait encore de l’an 2000. Métaphorisation classique de notre quotidien par la distorsion de nos repères – mais une distorsion que l’on connaît déjà bien.
Les textes des chansons ont cette même manière de rêvasser le futur sans sortir des schémas et des couleurs pratiqués depuis belle lurette, un peu comme, à l’époque de Futur-Fiction-Fantastique de Guy Béart, on décrivait l’avenir qui menaçait au plus près.
On peut bougonner que Kent a souvent, très souvent, procédé par telle imprégnation de lieux communs. Il en a résulté ici et là des albums contestables, mais celui-ci trouve une grâce qui – avouons-le – m’étonne. Fred Pallem a-t-il fait l’essentiel de cette séduction ?
En tout cas une bonne partie du chemin : celle qui transforme la banalité en brio, en manifeste, en décret virtuose. Comme dans les albums du Sacre du Tympan (le dernier, notamment), le franc sourire carnassier dans le remploi de solutions instrumentales éculées des années 60 les transforme en couleurs actuelles. Et tout est si bien référencé par le travers (on pense à la Position du Tireur couché ou aux défunts Matchboxx) que l’on adhère forcément. Le poids de clichés et de redondances du travail de Kent s’en trouve dès lors presque annulé.