mardi 29 mai 2007

Ben Harper, l’archétype et la situation

Il y a quelque chose d’idéal dans la manière dont Ben Harper aborde la musique : il semble qu’il en sache tout, qu’il soit allé au bout de chacune des voies ouvertes et qu’il en soit revenu avec des certitudes sereines. Un peu comme les guides de Chamonix qui ont fait le K2 et l’Everest, il parait capable de mille fois ce qu’il montre. J’ai reçu Lifeline, son prochain disque, et j’ai l’impression qu’il ne fait entendre qu’une petite partie de son savoir, qu’il ne dévoile qu’un peu de son inspiration. Peu d’albums donnent cette sensation : on a l’impression qu’il y a un autre disque derrière, que l’on a retranché une part de l’œuvre, que l’on a sciemment délivré un instantané arbitraire. On a cela chez des jazzmen, le Sonny Rollins des grands flamboiements ou l’Ornette Coleman de la guérilla contre le jazz raisonnable.
Dans les quelques notes qui accompagnent la musique que j’ai reçue, Ben Harper dit avoir enregistré en sept jours au studio Gang à Paris. Cette forme ramassée fait que ce nouveau disque n’a peut-être pas les séductions mélodiques flagrantes de Both Sides of the Gun, l’album précédent, mais quelque chose de plus dru, de plus personnel. Il y a là une qualité qui tient de l’idiosyncrasie comme de l’archétype et qui est l’équilibre rêvé, je crois, entre l’appartenance revendiquée à un genre et la faculté de s’en échapper jusqu’à rompre toutes les amarres. Ainsi de Say You Will, avec une puissance expressive fédérant blues, rock, soul et gospel tout ensemble (un peu à la manière de Mama’s Got a Girlfriend Now ou Steal My Kisses il y a quelques années), de Needed You Tonight qui relie d’un trait Jimi Hendrix, Marvin Gaye et Prince, de Heart of Matters avec le piano, l’orgue, les chœurs de filles, les grands coups de cymbales, le refrain qui s’enroule, se dévide, se transforme en mantra soul…
Il y aurait beaucoup à dire sur ce disque magistral, et on aura le temps d’ici qu’il sorte, le 28 août. Mais aux premières écoutes, j’ai l’impression que Ben Harper poursuit, au-delà de son voyage de musicien, un parcours d’auditeur et de critique. Il écrit et compose dans un monde toujours daté, orienté, situé : quand, dans Put It On Me (énorme, énorme, énorme), il fait danser, c’est une soul explicitement postérieure à Bob Marley, à Michael Jackson, au blues anglais, une soul beaucoup plus écrite pour nos lecteurs MP3 et nos ordinateurs que pour le fantasme de 45 tours tournant sur des électrophones d’adolescents depuis belle lurette en maison de retraite. Je veux dire qu’il n’y a là nulle nostalgie, nulle reconstruction, nulle citation. Juste la poursuite d’une histoire commencée il y a belle lurette et dont il renoue le fil – les fils – aujourd’hui. Cette capacité-là, cette liberté-là, cette lumière-là, c’est justement ce que Jean-Paul Sartre, dans son métier de critique, appelait « situation ». Et, en l’occurrence, une situation d’une saine radicalité, à la fois ancrée dans les figures classiques et affranchie de toutes les redites.
Une dernière chose : je suis très touché par Paris Sunrise #7, instrumental magistral et discret comme les prodiges sans apprêt de Michael Chapman. C’est moi qui suis nostalgique, maintenant : qui se souvient d’une performance à la fois étourdissante et zen de Chapman dans l’émission « Chorus », vers 1978 ?

1 commentaire:

Anonyme a dit…

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