vendredi 28 septembre 2007

Lionel Florence et Jacques Prévert (une bonne histoire)

Maintenant, il y a prescription. J’ai tenu ma langue pendant sept ans. Je peux donc raconter une des mes aventures préférées dans la chanson française. En 2000, sort l’album Châtelet-Les Halles de Florent Pagny. Je n’ai pas grand-chose à en dire, en fait : plus de poitrail que de cœur, plus de front que de cervelle, mais des variétés solides comme on en écoute sur le Périphérique ou en attendant son sec-beurre au comptoir. Et même plutôt du charme, pour tout dire, ce truc singulier de Pagny qui cogne dans le sternum et donne envie d’acheter un pantalon de treillis.
Donc, il y a sur ce disque une chanson assez forte, Un mot de Prévert. Ça dit :
« Sur tous les fronts
Sur tous les murs
Je ne graverai qu'un seul mot
Sur chaque pierre
Dans chaque fissure
Sur tous les toits
De tous les monts
Moi je me ferais toujours l'écho
De la seule voix
En laquelle je crois
Je saurai partout l'écrire
En braille et en vers
Si j'avais à retenir
Un mot de Prévert ».
Ça vous rappelle quelque chose ? A moi aussi. J’ai appelé l’attachée de presse qui a fait le lien avec le chef de produit, qui lui-même a fait le lien avec Lionel Florence (le parolier) ou Florent Pagny lui-même, je ne me souviens plus. Quelques jours plus tard, réponse : la chanson Un mot de Prévert fait référence au poème Liberté, comme j’en avais le pressentiment. Oui, oui, tout le monde le connaît :
« Sur mes cahiers d'écolier
Sur mon pupitre et les arbres
Sur le sable sur la neige
J'écris ton nom »

Evidemment, « Je saurai partout l’écrire » ou « Je ne graverai qu’un seul mot », c’est une allusion à cette première strophe qu’on a tous apprise à l’école. On en est bien sûr ?, ai-je demandé. Oui, oui, « J’écris ton nom, liberté », absolument.
Eh bien ce n’est pas un poème de Jacques Prévert. C’est un poème de Paul Eluard. Sacré Lionel Florence.

jeudi 27 septembre 2007

Les Parisiennes, l’effet gueulé

Il y a une époque où les filles ont gueulé. Pas le cri libérateur qui, de Björk à Ina Ich, fait le rock le plus signifiant et le plus franc qui soit. Mais cette manière de chanter très fort dans le micro pendant que l’ingénieur du son baisse le volume. Ces voix très ouvertes, très tendues, portées dans le masque et offertes en bouquet s’entendent dans beaucoup de génériques de films et de feuilletons et ont donné quelques joyaux de singles (personnellement, je révère De quoi sont faits les garçons des Gam’s).
Voici que sort l’intégrale des Parisiennes (chez Frémeaux & Associés, toujours indispensable à l’érudit), le quatuor de filles piloté par Claude Bolling de 1964 à 1969. Soixante et onze plages en trois CD, la plupart du temps avec des paroles de Frank Gérald, qui sont un des meilleurs portrait des années 60 – les fantasmes de beauté des filles, d’insolence, de consommation, de liberté sexuelle… Ce n’est pas forcément le plus fantaisiste de leur répertoire (C’est le tango qui a perdu ta mère) qui est le plus passionnant : leur charme fonctionne le mieux avec leur candeur up to date un peu vaniteuse. Un son de voix particulièrement singulier, d’une puissance unique, qui sonne comme un optimisme existentiel.

mercredi 26 septembre 2007

Jean-Louis Murat, imprécateur derechef (sur la gratuité)

J’évoquais l’autre jour une entrevue délicieuse d’acidité avec Jean-Louis Murat. J’y reviens parce qu’il avait évoqué un problème qui me trotte dans la tête depuis un moment, et sur lequel je suis convaincu qu’il a un bon flair.
Donc, Murat m’annonce qu’il ne va plus tourner pendant quelques années au moins. Pourquoi, lui demandé-je en journaliste consciencieux ?
« J’anticipe. J’ai d’assez bonnes intuitions en général et je sens que l’offre dépasse la demande et qu’on va à la catastrophe. J’ai fait une quinzaine de festivals cet été, la moitié étaient gratuits. On ne peut pas continuer à jouer, par exemple, à Rouen devant 10000 personnes et revenir trois mois plus tard avec la place à 20 € leur faire ses petites chansons. »
Il évoque aussi la réponse différente de ce public-là, ce qui est en soi un excellent problème à se poser quand on est tourneur ou responsable culturel. Mais le principal reste cette échelle des valeurs sans hiérarchie lisible. Je suis convaincu, par exemple, que le disque classique a commencé à mourir (en tant qu’industrie) quand on a commencé à pouvoir acheter neuf symphonies de Beethoven avec la Philharmonie de Berlin dirigée par Karajan pour le prix de deux pauvres symphonies dirigées par un gandin de trente ans avec un orchestre provincial. De même, quand on offre un gros plateau gratuit, on dévalorise forcément l’offre habituelle, à moins que l’événement soit totalement hors normes – Polnareff à la Tour Eiffel, la Messe de minuit, le défilé de Goude en 1989, la vie donnée à des lieux singuliers au festival Bancs publics en Franche-Comté… Mais instaurer une gratuité régulière (donc un droit acquis, puisque nous sommes en France), c’est forcément réduire la valeur implicite du spectacle.
Que cela conduise à une catastrophe, je n’en suis pas convaincu. Murat exagère sans doute. Mais je n’aurais pas cru non plus à une diminution de moitié du marché du disque…

mardi 25 septembre 2007

Les belles évidences d’Alexandra Roos

Vu hier soir Alexandra Roos à un de ses showcases de lancement d’album. Je me souvenais vaguement d’elle, il y a peut-être huit ou dix ans, quand l’une ou l’autre major avait essayé paresseusement de lui faire un nom. La revoici, donc, chez Naïve et avec autour d’elle des intentions plus claires, il me semble.
Sur scène, elle a quelque chose d’assez troublant, comme une Chrissie Hynde qui n’en voudrait à personne, comme une petite sœur de Paul Personne qui n’aurait pas envie de s’installer dans une carte postale, comme une Wynonna Judd qui aurait lu le Lagarde et Michard. Assad Debs, de Corida, avec qui je papote au fond de la salle, me souffle Sheryl Crow : il y a de ça, évidemment, dans l’évidence que la robe noire pas trop longue et les escarpins améliorent la musique, dans le naturel de la séduction qu’elle porte sans chercher à la faire taire.
Curieusement, d’ailleurs, ce n’est pas forcément dans les couleurs du disque qu’elle est la plus convaincante sur scène : quand son groupe ouvre bien les guitares et sonne comme le Crazy Horse de Neil Young, elle prend une belle ampleur, elle élargit vraiment son histoire. Pour le reste, elle a quelque chose de très cinématographique avec sa belle guitare et ses slows qui prennent toujours l’amour du côté perte. Ses chansons pleurent diablement bien et elle les détaille avec une fierté toute droite, sans appuyer sur le pathos, sans ployer sous la déploration. J’ai assez hâte qu’elle grandisse, qu’elle chante plus, qu’elle fasse rouler un peu plus de plaisir sur son angoisse de scène. Mais la rencontre est déjà belle.

lundi 24 septembre 2007

Herbie Hancock et Leonard Cohen chez Joni Mitchell, ou la question de la beauté réitérée

Peut-être n’y a-t-il pas d’aventure musicale qui, en ce moment, ait le lustre de River, the Joni Letters d’Herbie Hancock. Un disque Verve, le pianiste à tout jamais « de Miles », les chansons de Joni Mitchell.
Belle étude de cas à écrire, Joni Mitchell. N’a jamais vraiment beaucoup vendu en France, n’a jamais exercé d’influence identifiable, mais elle compte parmi les personnalités les plus respectées parmi les fous de musique en exercice dans notre pays. Quelque part entre Randy Newman (les Américains sont fous, ils sont capables de bon goût) et Frank Zappa (quelle science, quels sarcasmes !), elle nous fait rêver un peu comme Bernard Malamud ou Nicholson Baker (selon la génération) ont fait rêver les littéraires : quelques-uns des attributs du génie – à commencer par la classe – mais trop de lignes obliques pour enfoncer le mur des conformismes.
Donc, Hancock chez Joni Mitchell, c’est forcément une histoire très élégante, comme les illustrations du New Yorker sur les boîtes d’allumettes que l’on trouvait il y a quelques années au bar des hôtels Méridien. Evidemment, pas grand monde n’a refusé l’invitation, je suppose. Il y a Norah Jones, Tina Turner, Corinne Bailey Rae, Luciana Souza, Joni Mitchell elle-même dans des pièces aux tailles élargies, dans des aventures diablement seyantes aux mélodies originales. Herbie Hancock sait tout bien faire, étaler des harmonies soyeuses et riches, faire moirer le clavier sous des voix subliment attentives à l’échange…
Non, vraiment, je ne pourrais dire de mal de cet album. Je ne pourrais en dire du mal, sinon qu’il est prévisible, convenu, attendu. Mais attendu à la manière des Fra Angelico à Florence ou des Poussin au Louvre – la beauté réitérée, un beau sujet de dissertation. D’ailleurs, peut-on attendre aujourd’hui que Wayne Shorter sorte une note neuve de son saxo, n’importe où sur ce disque où il s’étale beaucoup ?
Bref, j’étais tranquillement là, dans les familiers couloirs d’un musée nouveau (vous voyez bien de quel sentiment je parle…), quand soudain a surgi une sorte de mégalithe roman, un Fernand Léger inédit, un Koloman Moser sans la patine… The Jungle Line avec seulement le piano d’Herbie Hancock et la voix de Leonard Cohen, comme l’exact contraire des splendeurs blasées qui précédaient. Une nudité sophistiquée, une pureté de ligne qui tient à l’expérience diabolique de tous les auteurs de cette splendeur, le sentiment que, pour en arriver à cette crudité de la beauté, il faut quelques dizaines d’années de musique à son plus haut niveau. A la fois un chef d’œuvre et une épiphanie, la marque personnelle de trois créateurs et une synthèse possible d’un certain état de la civilisation, un prodige inexplicable et la marque absolue du savoir-faire. Une figure impossible et rassurante.

samedi 22 septembre 2007

David Lynch, la plus belle escroquerie du rock’n’roll

Dans mon métier, il y a une grosse part de manutention et de rangement. Je réinstallais donc sur les étagères un gros tas de coffrets et de disques de format inhabituel quand je suis retombé sur Blue Bob, le disque de rock de David Lynch. C’était en 2002 et j’écrivais que c’était du rock « haché, hoquetant, brutal, traversé d’effets sonores inquiétants, soutenu par une batterie cinglante ». Il devait être « l’attraction la plus singulière du festival des Inrockuptibles », le lundi 11 novembre.
Ah, tout le monde avait beaucoup espéré. Beaucoup de fébrilité pour les invitations, buzz énorme. Je me souviens que beaucoup de confrères m’avaient posé des questions, demandé des pronostics, puisque j’avais été parmi les quelques-uns à obtenir une interview. On lui avait offert une guitare électrique et il avait découvert le sustain et, puisqu’il avait un studio, il avait fait de la musique avec John Neff, qui était son ingénieur du son. Quand je l’avais rencontré, il avait prévenu qu’il ne chanterait pas (« Je ne suis pas chanteur. C’est une chose que vous ne me verrez jamais faire, je suis très embarrassé. John est chanteur. Je lui donne les paroles, il chante. »), il n’avait rien caché de ses doutes quant à ses capacités sur scène (« Je ne suis pas un homme de scène. John a souvent été sur scène, comme les quatre autres musiciens qui seront avec nous. Mais ce sera la première fois pour moi. Je n’ai aucune idée d’à quoi cela ressemblera mais je suppose que notre expérience doit en passer par là. »), il avait insisté sur l’impossibilité de se lever et d’apparaître en pleine lumière. Mais quel buzz, mon Dieu, quel buzz. La musique sonnait tellement comme une sorte de hard indus, comme une BO de film plus noir encore que du Lynch…
Je ne crois pas avoir jamais connu un tel saisissement glacé que ce soir-là à l’Olympia. Dès la première minute de la première chanson, tout s’est dégonflé. Lynch assis à jardin, avec sur les genoux sa guitare spéciale (« Je l’appelle The Blackbird, j’en ai dessiné la caisse et c’est Fernandes qui l’a fabriquée. Je me suis inspiré des guitares les plus cool, celles de Bo Diddley, et surtout sa guitare carrée. »). Il lançait des notes un peu timidement et le sustain faisait le reste. Le John Neff et les autres musiciens travaillaient consciencieusement à détruire le disque : gros jeu carré, orthodoxie rock étroite, voix fiérote de garagiste chanteur… J’ai eu l’impression que pendant quarante minutes tout le monde dans l’Olympia regardait ses chaussures en attendant que ça finisse. Lynch avait beau avoir conçu lui-même un packaging très singulier pour son CD, le concert était affreux. Et même pire : rien du tout. Un groupe de quadragénaires qui jouaient une musique d’adolescents qui ne veulent juste s’amuser le week-end en refaisant les disques de Lynyrd Skynyrd.
Je ne me souviens plus de qui a signé la chronique du concert dans les Inrocks, mais on a tous beaucoup admiré l’exercice rhétorique qui consistait à laisser comprendre que le concert le plus promotionné du festival avait été le plus miteux, et que le journal s’était fait enfler (ils avaient payé pour les répétitions, des frais d’hôtel colossaux, toute une infrastructure de star…). Mais plus personne n’a reparlé de David Lynch guitariste.
Donc, je réécoute le disque ce matin, et je dois avouer qu’il tient plutôt bien, cinq ans plus tard. Ce qui sauve quand même un peu de morale dans la plus belle escroquerie du rock’n’roll.

mercredi 19 septembre 2007

« Chorus » va-t-il mourir ?

On le craint, on le redoute et puis ça finit par arriver. Voici que Chorus n’est pas loin de passer. Le nouveau numéro 61 parait ces jours-ci avec une pagination réduite de moitié et il n’est pas sûr qu’il y aura un numéro 62.
Ça me fait penser à une conversation pittoresque que j’ai eue il y a quelques temps avec une attachée de presse indépendante. Nous évoquions les difficultés de la presse quotidienne et elle m’a fait entendre un joli hymne à Libération, son importance majeure dans le paysage culturel, sa présence indispensable à l’existence de la démocratie, sa fonction de miroir fidèle des évolutions culturelles… Mais, quant à elle, elle le feuillette chez son marchand de journaux et elle sort les articles de liberation.fr pour ses revues de presse – « c’est devenu tellement cher, les journaux ». Non, chère amie, les journaux quotidiens ne sont pas chers ; quand on en achète un, on paye à peu près 15 ou 20% de son prix. Mais on pleurera beaucoup quand Libé sera mort.
Et voilà donc, peut-être, le tour de Chorus. Je n’ai pas souvent entendu un artiste dire que Chorus est de la mauvaise presse. Ah, tout le monde n’est pas d’accord, tout le monde n’apprécie pas tout. Mais tout le monde le juge indispensable. Je me souviens de mon interview pour Chorus avec Dominique A. Ce n’était pas la médaille des Arts et des lettres ou le disque d’or, mais il était ravi. Ravi d’entrer dans ce temple de la chanson classique, dans ce lieu qui vit sous l’ombre des plus grands maîtres. Je ne veux pas être indiscret, mais il était plus heureux que l’on parle de L’Horizon dans Chorus que l’on s’attarde sur le même disque dans certain journal prétendument son allié.
Je ne connais personne, chez les tourneurs, les agents d’artistes, les attachés de presse ou les labels, qui n’aie une histoire à raconter sur le portrait d’une page dans Chorus pour un débutant, ou la petite cérémonie que constitue forcément le moment où on appelle l’artiste pour lui dire « et puis tu sais il y a Chorus qui voudrait faire son dossier sur toi, avec la couverture ».
Evidemment, il y a toujours des choix que l’on n’aime pas, ces dizaines de pages de chroniques de disques sans aucun flingage (ben oui, chacun de nous, à Chorus, écrit sur des albums qu’il a envie de défendre, donc qu’il aime), ces gloires du moment posées au même niveau que des artistes qui ont déjà vécu une longue vie de musique sans jamais accrocher le soleil… Je ne suis pas le seul à parler de Chorus comme du Journal officiel de la chanson.
Mais donc Chorus pourrait bien mourir parce beaucoup de ceux qui aiment Chorus ne l’achètent jamais, parce que tant de ceux qui pensent que Chorus est indispensable ne se sont jamais abonnés, parce que tant de décideurs qui jurent que Chorus est indispensable à un plan média n’y ont jamais pris une page de publicité. Pour connaitre un peu la situation de Chorus (j’y écris depuis cinq ans, quand même), ce que je trouve le plus agaçant est que cette revue risque de mourir pour pas grand-chose : dix pages de publicité par numéro, deux mille abonnés… Cela ne demanderait pas beaucoup de décisions de la part de beaucoup de gens. (Il y a un lien dans la colonne de gauche, vous pouvez y aller.)

lundi 17 septembre 2007

Enzo Enzo et une certaine histoire de transmission

Enzo Enzo ne pose pas une question superflue en ce demandant quelles chansons nous transmettons à nos enfants – ou tout au moins lesquelles nous avons envie de leur transmettre. J’étais par exemple assez fier en découvrant, l’autre week-end, que ma fille connait par cœur la première strophe de Mignonne allons voir si la rose que je lui chante comme berceuse depuis sa naissance. Ronsard à même pas trois ans, je peux bomber le torse. Mais elle sait aussi Frère Jacques. Et, contrairement aux enfants d’Enzo Enzo, mes filles ne connaitront jamais Adieu foulards, adieu madras – on a des principes, quand même.
Donc, Enzo Enzo a enregistré Chansons d’une maman (qui sort le mois prochain), dans lequel elle chante Le Loup, la Biche et le Chevalier (ça en fait combien, là ?), Papa n’a pas voulu de Mireille et Jean Nohain, Ballade irlandaise, Rossignol de mes amours… Jolie liste, au demeurant, très centrée sur les années 50, avec pêle-mêle tout ce que ses parents ont pu lui chanter, qu’eux-mêmes l’aient appris dans leur enfance ou que les chansons les aient accompagnés depuis lors. C’est un intéressant travail sur la mémoire et la transmission, corrigé sans doute par deux ou trois considérations d’efficacité (ah, Le Loup, la Biche et le Chevalier, pont-aux-ânes de la chanson pour enfants). Réalisation pertinente, timbre doux çà et là rehaussé d’un rien de caractère. Rien à redire, donc.
A ceci près que les voies de la mémoire sont difficilement décodables et plus encore difficilement restituables. Si je me réfère aux souvenirs qu’elle m’a racontés il y a quelques années, il manque beaucoup des années 60 dans son disque, celles de Pierre Perret et Hugues Aufray, par exemple – Les Jolies Colonies de vacances, Adieu monsieur le professeur
A ceci près aussi nous sommes tous bien incapables (pour faire un disque ou pour essayer de bien se souvenir, des années plus tard) de vraiment faire le tri. Ainsi mon père a toujours chanté Un p’tit coquelicot de Mouloudji, chanson que je trouve assez agaçante, mais m’a passé La Légende de la nonne de Brassens. Mais est-ce que mes filles seront comme moi tout heureuses de chanter « les prieurs la racontassent dans tous les couvents réguliers » ? Je reconnais bien volontiers que c’est le son de ces vers qui me guidait à l’époque, de même sans doute que ma fille quand elle chante « a point perdu cette vesprée les plis de sa robe pourprée ». Après, on trie. Ce qu’on chante redevient chanson. Parfois, c’est une vraie chanson pour enfants. Parfois c’est du Polnareff ou « Athée, ô grâce à Dieu ». Parfois, on ne saura jamais, on oubliera. Parfois, on en fera des disques tout entiers nostalgiques – nostalgie d’avoir été enfant, nostalgie d’en avoir eu, nostalgie d’attendre la génération suivante. Parfois, on n’en fait rien et on finit par ignorer, collectivement, l’empilement de liens qui tous et chacun nous lient au répertoire de notre enfance. Un bien précieux et sans importance, un patrimoine tendre et rugueux.

vendredi 14 septembre 2007

James Blunt, autre figure de l’impuissance de la critique

L’impuissance de la critique a beaucoup de modalités. Je parlais il y a quelques temps des difficultés à défendre efficacement la Talvera. Nous connaissons aussi tous l’impuissance à endiguer, à réfréner, à relativiser. Et, partant, l’impuissance à expliquer quelques-uns des succès dont nous sommes témoins. Ainsi James Blunt : onze millions d’albums dans une époque catastrophique, ç’aurait été peut-être vingt millions en un autre temps. Et rien ne destine sa musique à une telle puissance, finalement. Son référent le plus proche est peut-être Elton John, qui fut aussi d’une puissance commerciale étourdissante. Mais il reste que ses chansons sont surtout de petites choses dont l’ambition première n’est certainement pas de conquérir le monde – une Cigale, un Bataclan, c’est plus vraisemblable.
Et aucune catégorie critique ne peut rendre compte des mécanismes qui fabriquent la gloire de James Blunt. Aucune catégorie critique ne peut appréhender cette distorsion entre les intentions et le résultat de ses chansons : des torch songs référencées seventies qui se répandent comme du Britney Spears. On est parfaitement hors du temps et hors du goût, si l’on considère la cohérence culturelle et commerciale de son aventure. Voilà pourquoi nous ne sommes pas capables d’annoncer un succès tel que le sien à la première écoute (rétrospectivement, il n’y a que la conviction qui compte : j’ai aimé le « premier » album de Bénabar autant que son autoproduit mais n’ai pas pensé qu’il passerait la rampe et donc n’ai pas fait de papier ; j’ai aimé Olivia Ruiz à la première écoute et on m’a dit que j’avais été le premier à faire un gros papier sur elle).
Son nouvel album arrive et il n’y a aucune raison pour qu’il n’atteigne pas les mêmes scores que le précédent (un peu plus d’ampleur peut-être dans les arrangements, mais la même matière de composition). Et on va lire qu’il est préformaté, taillé pour le succès, cynique, attrape-gogo, bâti pour les millions. Or justement non. Il compte parmi les aventures imprévisibles a priori, comme l’envol de Carla Bruni, et échappe à beaucoup des schémas de médisance – tout au moins s’ils restent de bonne foi. Que James Blunt ait trouvé une martingale et continue de la faire tourner, c’est une chose. Mais il n’est pas une des incarnations du vieux démon du tiroir-caisse. Ça n’empêchera pas qu’il lui pleuve dessus quelques immondices.

jeudi 13 septembre 2007

Ringo, anti-Starr ?

Depuis quelques temps, je reçois de réguliers coups de fil d’un lecteur indigné que Le Figaro ne parle pas plus, et plus souvent, et de plus ample manière, de Ringo Starr. Je n’y peux rien : on n’a pas souvent l’occasion.
En réécoutant la compilation Photograph, the Very Best of Ringo, je crois que l’on voit mieux ce qui maintient Ringo dans une ombre persistance. Ses tubes sont souvent des faces B, des chansons anecdotiques, de petites choses qui semblent quêter l’approbation des grands aînés du music-hall. C’est un Anglais enraciné dans le music-hall du dimanche après-midi, qui lui-même a beaucoup lorgné vers les films chantés d’Hollywood. Et il aime les cuivres, les chœurs, des longs ad lib que l’on dévide interminablement. Son idéal serait peut-être Back Off Boogaloo, bien large et chargé, ou l’atmosphère de bal country de Beaucoups of Blues. Et il aime les chansons de bons gars au brave sourire, comme No-No Song ou Act Naturally, déjà enregistré sur Help ! Tout un monde de chansons sans grande ambition et sans grande portée – le dimanche après-midi, toujours –, qui joue toujours sur des sensations de tout premier degré, sur des humeurs loin de l’extase ou de la dépression, sur des lumières de mi-saison.
Evidemment, en parlerait-on s’il n’était pas un des anciens Beatles ? Evidemment, non. Mais on ne peut qu’avoir du mal à l’imaginer autrement, à reconnaître une légitimité à son univers qui ne doive pas tout à ce détail-là.

mercredi 12 septembre 2007

Miossec corrige Miossec

Comment ne pas aimer Miossec (à mon âge et avec ce que je sais, comme disait l’autre), comment ne pas entendre combien il a apporté à la musique en France ? Donc, youpi, il sort Brest of, une compilation. On retrouve Evoluer en 3e division, Les bières aujourd’hui s’ouvrent manuellement, Recouvrance… Et puis plusieurs fois « nouvelle version 2007 », pour La Fidélité, pour Que devient ton poing quand tu tends les doigts, pour Non, non, non, non (je ne suis plus saoul)…
J’adore cette posture chez Miossec, qui me rappelle l’époque où il trouvait ses albums « pas jojo ». C’est aussi le fantasme de pas mal d’artistes, de reprendre, refaire, rédimer les vieilles chansons. Eh bien ce gars-là ose revenir sur ses pas et soigner la voix, bichonner le son, rendre de l’espace aux arrangements. Révisionnisme ou work in progress ? Je penche plutôt pour Matisse qui reprend ses tableaux chez les collectionneurs, pour Monk et les questions insolubles de Round Midnight… Il m’avait parlé un jour de cette idée de réenregistrer ses premiers albums. Une histoire plaisamment ouverte et refusant de se finir. Humilité et inquiétude.

lundi 10 septembre 2007

Saura-t-on, pour « Le vent nous portera » ?

L’histoire du Vent nous portera n’est sans doute pas très jolie. Manu Chao est dans les parages quand Noir Désir enregistre. Copain, il y pose sa guitare. Tube. Le plus gros du groupe, avec sa petite ritournelle pointue à la guitare. Alors que Cantat est en prison, on apprend par le groupe que Manu a réclamé des sommes folles pour une chanson sur laquelle on reconnaît sa guitare de manière flagrante, et qui a été promotionnée dans plusieurs pays avec son nom, là où Noir Désir n'est pas connu. Il répond sur son site que, non, il n’a rien demandé ; qu’au contraire, on lui a proposé une somme ridicule pour solde de tout compte, comme s’il était un musicien de complément venu faire entendre trois notes de hautbois. Et qu'il n'a pas envie qu'on balance son nom avec un tas de merde sur le dos - surtout quand elle vient des copains.
Vendredi, au téléphone, je lui demande quel est l’épilogue de l’histoire, comment tout s’est fini, puisqu'on n'a plus entendu parler de rien depuis un ou deux ans. Soupir. « On peut en parler toute la nuit devant des bières. Et je n’ai pas envie d’en parler. Si je me mets à en parler, je vais en parler avec mon cœur et ce n’est peut-être pas la peine. » Bigre.
Il ne dit rien de plus et je n’ai pas non plus envie de courir après le déballage. Mais, quand même, j’aimerais bien savoir comment se passe le business au pays des gens bien, au pays des modèles moraux, au pays de l’éthique artistique impeccable. Rien que pour de rire.

vendredi 7 septembre 2007

Leçon d’une soirée de chaâbi

Belle soirée hier à Marseille, pour El Gusto (à Bercy le 29, aussi), vaste rassemblement de figures du chaâbi, avec pour la première fois depuis l’indépendance de l’Algérie des musulmans et des juifs qui jouent ensemble. Retrouvailles pour d’anciens confrères, pour d’anciens copains. Les majuscules dans les présentations, dans les gestes, dans les sentiments. La haute symbolique des deux chants religieux mêlés en ouverture du concert. Les sourires de tous ces messieurs parfois d’âge canonique, qui partagent des plaisirs si fiers.
Le naturel du simple fait de jouer est quand même supérieur à tout le reste, et pourtant surprend encore. Je ne sais pas ce qui est le plus triste, d’ailleurs : que pendant quarante-cinq ans juifs et musulmans n’aient pas pu jouer ensemble ou qu’on trouve extraordinaire qu’ils osent et puissent se retrouver quarante-cinq ans plus tard. Pourtant, à l’oreille, on ne distingue rien qui vraiment les sépare, sauf que quelques chansons disent l’absence – tout comme d’autres qui énumèrent des noms de rues ou de grands musiciens et qui datent d’avant l’indépendance.
L’ivresse expansive de la nostalgie chez Luc Cherki, par exemple, qui la met en scène avec une ferveur débordante, c’est aussi un théâtre extérieur à la musique, la vérité d’une histoire dont la cruauté dépasse la destinée individuelle de chacun – c’est pourquoi chacun peut encore jouer de la musique avec les autres. Sous l’hyperbole sentimentale, on entend craquer la déchirure d’un peuple qui se sépara d’avec lui-même.
Il est des histoires que l’on comprend mieux quand on les lit, quand on avance dans le savoir. Mais j’avoue de moins en moins comprendre l’expulsion des juifs d’Algérie, même si l’on tourne et retourne le décret Crémieux. Et une soirée comme celle d’hier ne me fait pas mieux expliquer. La musique est parfois contraire à l’histoire des hommes.

jeudi 6 septembre 2007

Jean-Louis Murat, l’imprécateur radieux

Rencontre ce matin avec Jean-Louis Murat, pour son album Charles et Léo (compositions de Ferré sur des poèmes de Baudelaire, magnifique). Toujours sa thèse imprécatoire du monde qui vit ses derniers temps, de l’époque qui s’achève, de la culture qui s’éteint. « La seule chose qui tient, c’est la bibliothèque. Pourvu qu’il n’y ait pas le feu à Alexandrie. »
Il déplore la « chanson de gens qui n’ont pas de culture générale », l’invasion du paysage par des « nigauds bac + 15 qui savent à peine lire et écrire ». Un jeu assez réjouissant de déploration et de férocité. « Ça pue, ça va péter. »
Cela fait quelques années qu’il ne recule pas devant l’image de lettré : on entend Empédocle dans Taormina, il chante Béranger, il exhume Mme Deshoulières… Il prêche volontiers pour l’idée de « l’honnête homme qui fait de la chanson », qui le lie à Brassens ou Ferré. Son regard est joliment rude, virulent, sérieux. Ce n’est pas seulement une jubilation de la bile, une pose de méchant au fond de la classe : il a quelque chose du Baudelaire hargneux, farouchement réactionnaire dans la posture critique. Il y trouve sans doute une délectation vaguement misanthrope et narcissique, mais surtout, je crois, une liberté d’approche de son travail qui ne le contraint à aucune forme et, au contraire, lui ouvre mille chemins d’audace. Le danger ? Qu’un jour, à force d’agacement devant le reflux de l’ancien pacte des savoirs et des beautés, il ait envie de l’Académie française. Si ça se trouve, quand il sera candidat, j’aurai déjà deux ou trois copains quai Conti.

mercredi 5 septembre 2007

Rezvani tel qu’en Rezvani

Fin de l’intégrale Rezvani avec J’avais un ami et A Monaco, volumes 5 et 6 de ses enregistrements avec juste une guitare pour l’accompagner. Evidemment, c’est très charmant et très austère. Le degré zéro des chansons, dans leur appareil le plus simple, comme des démos proposées à des interprètes.
Leur vérité ? La Bécasse, par exemple, a quelque chose d’excentrique dans la version de Rezvani qui chante seul les deux voix. Quand c’est Helena Noguerra et Katerine, sur le disque d’icelle dont je parlais
l’autre jour, c’est une comédie légèrement érotique, une fantaisie cinématographique. D’un côté, Charles Trenet ou Louis de Funès ; de l’autre, Sacha Guitry ou Jean Renoir…
La question n’est pas que Rezvani chante un peu « dans les dents », comme on dit dans le métier. Non, c’est plutôt que les chansons ne sont plus faites pour être ainsi déshabillées, pour être dans leur art premier – la voix qui porte à quelques pas, la guitare qui médite en même temps que l’on chante, l’expression qui se retient de devenir artiste. C’est cela, au fond, l’histoire curieuse de ces disques : ils ne sont pas l’œuvre d’un artiste en pleine histoire d’artiste, ils disent ouvertement n’être pas destinés aux apparats de la radio et de la carrière.
La semaine prochaine, Rezvani monte sur scène avec Helena. C’est encore plus inattendu que l’entendre sur ces disques. Il veut faire partager ce que pouvait être la joie simple des soirées de jadis, avec tous ses amis qui devinrent des sommités de la culture en France. Cette joie, on l’entend un peu sur ces disques, même dans leurs manques techniques. Et on a peu l’occasion de surprendre ce naturel sur des disques d’aujourd’hui.

mardi 4 septembre 2007

Bertrand Burgalat, retour vers l’avenir du futur passé

J’y pensais en revoyant L’Homme-orchestre de Serge Korber, dont la musique de François de Roubaix est un beau prodige (les « piti pitipa » des chœurs haut perchés, les effets sur les guitares électriques, les claviers vintage, tout est merveilleux d’entrain et de candeur). Le pendant exact de cette histoire-là, de cette capacité à fabriquer des couleurs si heureuses, c’est peut-être l’album Chéri BB de Bertrand Burgalat.
Extase, en fait, ce disque. Grand tournoiement de sons et de textures qui collent à ces idées d’optimisme et de ferveur des premières années 70, mais dans un traitement un peu mélancolique, un peu diagonal. Il semble que la mémoire soit filtrée, triée, émondée, comme quand on revoit un instant merveilleux, et celui-ci seulement. Burgalat retrouve la joie qu’on entend dans L’Homme-orchestre, et ce qu’elle disait sur un futur que nous avons déjà vécu. La musique de de Roubaix est la musique de l’aube d’un jour depuis longtemps achevé, et Burgalat en ressuscite la fraîcheur.
Il n’y a pas que cela, évidemment, dans ce disque (déjà, entendre Robert Wyatt dans This Summer Night est un cadeau), mais je ne peux m’empêcher d’y voir surtout l’emmêlement des temps et des souvenirs, comme s’il avait interprété le rêve futuriste d’une époque révolue, qui donne des couleurs de passé à un avenir que l’on n’a jamais vécu.
Je ne sais pas ce qu’en diront mes confrères, mais je tiens cet album pour le plus troublant de cette rentrée. Je ne sais pas s’il s’en vendra beaucoup, mais il y a dans ce disque assez de mystères pour s’en saouler longtemps.

lundi 3 septembre 2007

Ernest Léardée, une splendeur créole

Il y a un temps de la créolité dans lequel la musique a été plus déchirante, plus poignante, plus blessée. Je l’associais à ces histoires de calypso très ancien (le fameux Mango vert des Trinidadiens à New York en 1912), un peu de ce que nous a laissé Stellio dans les années 30… Voici qu’on en retrouve encore l’écho dans ce que Frémeaux publie d’Ernest Léardée. A l’ouverture du premier des deux CD, un Tout’ moun pleuré qui sonne très inter-caribéen, avec un je ne sais quoi de vigoureusement dansant dans le couplet et de furieusement lacrymogène dans les refrains à deux clarinettes (Sylvio Siobud et Ernest Léardée). Et c’est de 1952.
Survivance ou tradition, je ne sais pas, mais il y a dans ces enregistrements-là quelque chose qui n’est assurément pas de la même eau de ce qui s’entendra dix ans plus tard. On est même plutôt dans les couleurs de vingt ans plus tôt. Evidemment, Léardée se souvient de son heure de gloire avec son compagnon de traversée Alexandre Stellio, alors que le calypso explose partout en Occident. D’où mémoire, d’où convergence…
Et c’est sublime, d’une tristesse enjouée comme on ne sait plus la rendre, je ne sais pas pourquoi. Sur le même album, on aurait pu se passer des danses sud-américaines, mais on est époustouflé par l’exhumation des enregistrements d’André Salvador (le frère aîné, beau talent et carrière douloureuse). Ah, que tout cela est beau…