vendredi 18 mai 2007

A propos de Marithé + François Girbaud : pourquoi la mode fait-elle de bons disques ?

La question de l’érudition en musique excite peu la critique. Pourtant, elle est instructive, cette mutation du savoir. Pour parler musique sans déroger, l’exigence est passée en quelques années de l’obsession de la profondeur, du complétisme, de la spécialisation, de la monomanie (toutes les chansons qu’a interprétées Elvis Presley) à la valorisation de la surface, du papillonnage, de la compétence éparpillée (toutes les musiques dans lesquelles on entend un vibraphone). Les compilations Nuggets furent l’arme du savoir des profondeurs ; la compilation de couturier pourrait être le symbole du savoir horizontal. Il y a quelques mois, j’avais passé des heures délicieuses avec Karl Lagerfeld à propos de la parution des Musiques que j’aime, le double CD qu’il avait signé. On avait parlé de Devendra Banhart et d’Igor Stravinsky (présents sur sa compilation), d’une chanson de Juliette Gréco écrite par François Mauriac et des Scissors Sisters. « Je ratisse large parce que tout m’intéresse, tout m’amuse, tout peut m’apporter quelques chose. Ce n’est pas par manque de rigueur, c’est par excès de curiosité », disait-il, attablé dans une salle encombrée de catalogues de ventes aux enchères et de livres de design, entre l’espace public de sa librairie, rue de Lille, et son studio de prises de vues. Chez lui, le territoire musical est sans limites a priori, sans idée d’achèvement, sans segmentation du goût. Un homme qui aime Kylie Minogue et Le Pierrot lunaire de Schönberg…
N’est-ce pas le même genre de manifeste que Marithé + François Girbaud by Pradat, compilation (pardon, un « totem sonore », plutôt) ? Douze titres : Otis Taylor, Brisa Roché, Big Boss Man, Bettye Swann, The Divine Comedy, David Walters, Automato, Lucienne Delyle, Kelis, Patricia Barber, Makossa & Megablast, Zero dB.
Au total, donc, ce que mes confrères et moi considérons comme chic (Otis Taylor, Patricia Barber) et comme suspect (Brisa Roché), l’incontestable (The Divine Comedy) et le faisandé (David Walters), le pointu trentenaire (Automato) et le pointu quinquagénaire (Lucienne Delyle)… Evidemment, on peut voir çà ou là quelques paresses (pourquoi David Walters pour aborder les langueurs tropicales ? pourquoi pas Rika Zaraï et son Casatschok pour parler de la Russie ?). Evidemment, on peut repérer quelques délectations du paradoxe (Kelis !). Mais le plus important reste le dessin d’un territoire, un de ces territoires définis par des critères de couleur, de texture, d’humeur, et non par les frontières de genre. Il ne s’agit pas seulement d’une affaire de liberté : il y a là-dedans une vision culturelle plus intéressée par le courant que par la rupture, par le vivant plus que par le classement. Peu importe que la sélection de ces douze titres puisse apparaître aux uns comme snobissime et aux autres comme vaguement suiviste : ce disque ressemble à un sentiment humain, lisible et imprévisible, complexe et dru.

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