samedi 29 décembre 2007

« In Rainbows » en CD, ou Radiohead « réel »

Après-demain, 31 décembre, belle date de la nouvelle économie du disque et de ses déjà vieilles hypocrisies : In Rainbows sort en CD. Il y a quelques semaines, les confrères interviewant Radiohead jouaient les étonnés. N’avait-on pas juré que l’album serait diffusé uniquement sur internet à un prix fixé librement par les « acheteurs » (c'est-à-dire, bien souvent, rien) et en une version vinyle à tirage limité et à prix fort ?
A sa conférence de presse avant son concert à l’Olympia, le 22 octobre, Paul McCartney avait lâché une petite vacherie sur cette manière singulière de brader une œuvre au plus grand nombre et de tondre le fan le plus fidèle. Il sait de quoi il parle : depuis toujours (enfin, depuis OK Computer), Thom Yorke et ses petits camarades savent comme personne tondre le fan, notamment avec ces rafales de singles qui ne se différencient les uns des autres que par un titre live, un mix alternatif ou une nuance de couleur de la pochette. On a beaucoup daubé sur la fine nuance entre « relation privilégiée avec la fanbase » et « racket des gogos ». Un symbole ? Ce concert sinistre à Saint-Denis avec l’immense espace réservé devant la scène, sous le chapiteau, pour les invités et les membres du fan club, et quarante mètres plus loin, les payants qui se collaient aux barrières.
Voici maintenant que l’on parle avec une gourmandise goulue de ce revirement. Citons Les Inrockuptibles. Joseph Ghosn, tout ravi : « …quel que soit le format ou la manière de l’acheter, un album demeure avant tout cela : un moment de musique qui nécessite un investissement (financier, affectif) de la part de son auditeur. » Thom Yorke : « Nous n’aimions vraiment pas l’idée de travailler si dur sur un album et que les gens qui aiment la musique ne puissent pas en posséder un exemplaire, comme nos autres disques. » Ah ben voilà de belles vérités. Et si les internautes avaient décidé massivement de payer 30 livres à chaque téléchargement, en serait-on à enfoncer si bellement des portes ouvertes ? Une irrésistible irruption du réel face à l’effort de se concilier le monde virtuel. Une démonstration de réalité, en somme, passablement humiliante si l’on relit quelques-uns des papier de début octobre…
Donc voici maintenant la session de rattrapage pour les finances de Radiohead avec la sortie du disque « physique » en magasins, encore une fois à l’envers de la morale affichée par le groupe. Mais c’est une bonne occasion pour les fans les plus fidèles de dépenser leur argent. Ce sont eux qui auront payé le plus cher le disque sur internet, puis qui auront commandé l’édition de luxe (mise en vente avant l’annonce de la sortie en magasins « normaux »), puis qui l’achètent maintenant en CD. Hail to the thieves !

lundi 24 décembre 2007

Le bilan de l’année, délectable quadrature du cercle

Le bilan d’une année ? C’est toujours une bonne question, quoiqu’évidemment piégée, aussi insoluble que délectable, aussi vaine que passionnante, aussi inévitable que dérisoire. Je ne sais, par exemple, ce que je vais raconter à lalalala.org qui me demande mon avis. Polnareff parce que nous avons été plus d’un million à le voir en concert ? La fin des Rita Mitsouko tels que nous les connaissions et tels qu’ils ont bouleversé la donne dans la musique en France ?
Mais, autrement, tous les poids lourds de l’année (Christophe Willem, Dany Brillant, Vanessa Paradis, Johnny Hallyday, Florent Pagny) ont certes été vraiment imposants, mais rien qui m’ait épaté, à part peut-être Zazie ou Etienne Daho – mais ils ont surtout été nécessaires parce que plus Zazie et plus Daho que jamais. Faut-il toujours une révolution, au demeurant ? Le plus important doit-il être un départ ? Les couronnements d’Emily Loizeau (youpi !), de Rose (ah bon) et de Renan Luce (youpi !) qui ont pris le Grand Rex ou l’Olympia, c’est un vrai plaisir, même si les albums sont parus l’an dernier. Pourtant, j’ai l’impression qu’on a plus parlé de Dalida, Piaf et Barbara pour des raisons commémoratives et commerciales que des nouveautés du paysage. Et la femme de l’année serait-elle, alors, Marion Cotillard ?
Interminables dilemmes entre l’éclairage sur un pari d’avenir (Bastien Lucas, king of 2007) et le reflet de l’actualité sensible (Constance Verluca, Babet, Ours ?), entre la pertinence de masse (mi-chel ! mi-chel !) et le feuilletage des dictionnaires futurs (le dernier concert de Salvador), entre le consensus critique-public (Vanessa et M, le couplet de l’année) et les bons coups commerciaux (le dancing de Dany Brillant)… En plus, je ne me souviens pas de tout ce pour quoi j’ai voté aux victoires de la musique.

samedi 22 décembre 2007

L’heureux adieu d’Henri Salvador

Jolie soirée d’adieux d’Henri Salvador, plutôt joyeuse et légère, hier soir au Palais des Congrès. Au-delà du miracle de la longévité, au-delà du miracle de ces années de seconde carrière depuis Chambre avec vue, il y a le charme immarcescible d’une esthétique diablement cohérente. La douceur du crooner, le swing du jazzman, les éclats de voix du chanteur de rhythm’n’blues, tout est sur la même ligne. Le Blues du dentiste, Dans mon île, Syracuse, les passions de musique d’un musicien dans sa pleine maturité dans les années 50, entre Sinatra, Basie et les souvenirs du Brésil.
Alors, il jette le masque avec une joie palpable, éclatante, presque hargneuse. Il attaque Ah c’qu’on est bien quand on est dans son bain et annonce : « Les Américains appellent ça la money music et j’en ai fait des tonnes ». Alors il continue le medley avec Le lion est mort ce soir (« Tu parles d’une connerie »), Le travail c’est la santé, Quand je monte chez toi (« Je vous ai saoulé avec cette chanson »), Zorro est arrivé (« Ça, ça fait manger, ça ! »). Le vieux professionnel se libère enfin, jette le masque à la dernière : il n’avait pas grand respect pour ces chansons-là.
Amuseur ? Bien sûr, il finira sur le sketch du gin. Mais il chante en premier rappel Avec le temps, qu’à une époque on lui aurait interdite s’il avait annoncé qu’il la voulait. Une version magnifique, avec une gravité immense et un rien de gouaille parigote. Une révélation, forcément, que cette capacité à aborder l’immense, à gravir l’Acropole, à bouffer des haubans. Sa carrière a si souvent dit le contraire…
Il y avait un peu de revanche chez Salvador en ce soir historique, un peu de confidences aussi, dans la manière de dresser un autoportrait qui lui ressemble absolument – comme on dit forcément la vérité à son dernier instant. Si cela doit être une conclusion, elle est touchante.

jeudi 20 décembre 2007

Jean-Michel Jarre retourne au physique

Jean-Michel Jarre au théâtre Marigny, pour sa reprise d’Oxygène. D’abord, les retrouvailles avec les synthétiseurs analogiques : l’attaque des notes par une sorte de bulle électrique mate, des sons flûtés qui fonctionnent en mille-feuilles, une impression de souffle sous la note, des couleurs à la fois clinquantes et pas très nettes… Et les instruments comme la fameuse réglette métallique au son de theremin, le Moog porté en bandoulière comme une guitare, les curseurs et les molettes, les fiches à enfoncer dans les tableaux à connexions. Les musiciens sont affairés, la musique y retrouve une dimension physique, une évidence charnelle.
Ensuite, la musique y gagne en imprécision, en fragilité, en hésitation. Si on compare avec les reprises de pièces contemporaines d’Oxygène lors de la dernière tournée de Kraftwerk, il y a évidemment plus d’humanité chez Jarre et ses compagnons de scène, et pas seulement parce qu’ils se démènent derrière des claviers qui ont trente ans. D’ailleurs, le dispositif du grand miroir qui permet de voir par au-dessus les instruments et leurs servants renforce à peine cette sensation d’assister à un travail d’élaboration risquée : l’exécution de cette musique affronte des instruments rétifs. L’impression est curieusement moins proche de la musique classique que de ce qui advient dans la musique indienne, avec les accordages instables, les ergonomies aberrantes, la facture approximative (je me souviendrai toujours de la démonstration que m’avait faite Shubendra Rao, élève de Ravi Shankar, à Delhi). On a l’impression d’une double lutte, d’une part pour faire exister la musique, d’autre part pour qu’elle ne s’éteigne pas.
Et l’entendre sur scène révèle combien cette incertitude construit en partie la musique, dans les brusques changements de direction, dans les équilibres de l’instrumentation, dans l’étagement des couleurs… On pense évidemment aux pionniers de chaque technologie, de l’automobile au robot-mixeur : l’exploit est toujours double, toujours sur deux fronts à la fois, nourri d’une double volonté. D’où aussi la candeur, la limpidité formelle d’Oxygène, sa relative pauvreté de discours, si on compare à Craig Armstrong, à Matmos ou à Matthew Herbert – aventuriers d’un monde de mise en mémoire et de presets.

mercredi 19 décembre 2007

Rodolphe Burger, l’humaniste en électricité

Suivre Rodolphe Burger, c’est un peu pister le saumon. On sait que ça va remonter le courant, mais on ne sait jamais de quel côté du rapide. Voici un DVD de concerts avec Yves Dormoy, Planetarium, et un nouvel album, No Sport, pour février. Une sorte d’aristocratie aux guitares très sobres, très crues, à la fois drues et flottantes. Une affaire de mélodies étales et musclées, d’arrangements aussi incroyablement limpides que savants. Sur le DVD, un concert à Tashkent avec des musiciens traditionnels ouzbèkes ; sur le CD, une nouvelle rencontre bouleversante avec James Blood Ulmer.
Sa grammaire de voix compressée, de verbe attentionné, de figures musicales obliques, d’oriflammes électriques claquant au vent, tout cet univers semble orienté par une manière très douce de torturer la forme, par une chaleur et une générosité d’intentions que l’on entend peu dans le rock. Peut-être est-il un humaniste à la manière des grands généreux de la chanson – Herbert Pagani, Julos Beaucarne, Anne Sylvestre. Une candeur et une inquiétude du cœur appliquées au rock, une limpidité d’âme derrière le voile noir de la distorsion. Cette posture-là, curieusement méditative et – osons le mot – et spirituelle est particulièrement rare dans cette musique à bruit et à fureur. Comment ne pas lui savoir gré de désarmer la guitare, d’être un poète du jeu, de poursuivre encore et toujours le chantier de la beauté ?

lundi 17 décembre 2007

Carla Bruni et le péché

Je suis surpris, depuis quelques années, par la manière dont Carla Bruni est désignée comme pécheresse. C’était le fond d’interminables discussions, début 2003, quelques temps après que fut sorti son premier album (Libé, Le Monde et Le Parisien avaient titré tous les trois « Chanteuse modèle »). On ne contestait pas que ce soit pas mal, peut-être même bien, mais déjà trop entendu, trop vu, trop promotionné. Des chansons cousues de fil blanc, taillées pour la gloire, programmées pour le succès.
Il y a eu quelques conversations déplaisantes. Pourtant, elle était allée chercher Louis Bertignac, pas Jean-Jacques Goldman, Didier Barbelivien ou Jean Lamoot – selon les besoins qu’elle aurait eus. Et Louis Bertignac était quand même, avant justement qu’elle le rédime, un gentil cambouis vaguement ronwoodiste et plutôt franchement ringard. A cette époque, les chanteuses devaient encore gueuler pour gagner leur pain, on n’avait pas enterré Lara Fabian, la Kaas n’était pas en exil, Jenifer venait de pointer son haut-parleur : la mode n’était pas au susurré, au tout doux, à la « langue de chat », comme elle disait. Mais tant pis : elle était forcément dans l’air du temps, puisque ça marchait. Et si elle l’était, c’était parce que c’était fabriqué pour ça. D’ailleurs, ça avait couté des millions, ça avait été masterisé à Los Angeles (pourtant, ce n’était pas écrit sur la pochette), ça n’était même pas elle qui chantait vraiment.
Donc, la Carla était un produit. Une machination, une manœuvre, une construction. Et cela est un péché – qu’y peut-on, ce que l’on exige de sa télévision est interdit aux chanteurs.
La question n’est pas de savoir si c’est parce qu’elle est belle, parce qu’elle née riche, parce qu’elle a été mannequin, parce qu’elle est libre, mais on a bien senti à ce moment-là que Carla Bruni était sale d’un péché originel singulier : tout en elle était forcément faux, puisque superbe ; tout en elle était mensonge parce que successfull.
Depuis hier s’ajoute un péché pire, ou plutôt un catalogue de péchés. L’homme politique, le pouvoir, l’addition des renommées, l’assomption des photos, le mélange des sangs avec la droite… Ça répugne ? Alors on réécrit dare-dare le passé. Ses chansons n’ont jamais été belles, son succès était un effet de mode, cette fille est décidemment d’une âme noire…
Quelle opinion pourrais-je avoir sur ses amours ? Aucune, comme sur celles de quiconque n’est pas de mes proches. Ni dragées, ni pronostic, ni position morale. Rien non plus à dire sur ce que cela signifie sur notre époque, une époque de corruption et d’affaissement éthique. Un peu d’embarras quant aux enfants qui doivent assumer ce qu’ils lisent sur leurs parents en passant devant les kiosques ; un peu d’embarras quant aux difficultés qu’il y a à vivre sa vie privée au su de tous, et surtout de ceux qui ne vous veulent pas de bien.
Mais elle est une fois de plus pécheresse, ce péché-là venant confirmer les précédents, ce péché-là dénonçant l’ancienneté du péché en elle. Sur quelques blogs de confrères, à la radio ou dans quelques papiers ce matin, on sent courir ce frisson-là : on ne lui reproche pas de déroger ou d’avoir mauvais goût, mais de démasquer soudain vie et œuvre antérieurs, qui étaient forcément de la même malice que ses amours actuelles. Le péché, le péché, le péché...


PS. – Une dernière chose, utile à répéter dans ce pays catholique : Jean Calvin (ami de la gaudriole s’il en est !) nous a sainement rappelé que le contraire du péché n’est pas la vertu. Le contraire du péché, c’est la foi. Cela seul compte.

vendredi 14 décembre 2007

Les bons conseils de Claude Lemesle

Après qu’il a fêté ses quarante ans de chanson en scène il y a quelques mois, Claude Lemesle poursuit une sorte de bilan plus ou moins testamentaire – plutôt moins que plus, j’espère ! – avec un joli livre intitulé L’Art d’écrire une chanson. Il s’agit de conseils pratiques illustrés d’exemples, tantôt dans ses propres chansons, tantôt dans celles des autres.
Lemesle ose parler de technique plutôt que du souffle de l’inspiration, parler du propos délibéré qui fabrique l’émotion plutôt que de la fiction de l’auteur-médium traversé par les mots et leur puissance. Il apporte bien sûr sa propre expérience mais aussi la manière dont Brel, Brassens ou Trenet fabriquent leurs coups de génie, ce qui doit être à la fois angoissant et désinhibant pour les impétrants. L’idée que l’art soit du travail est une vieille lune dont on fait des proverbes (90% de transpiration, le talent est une sale manie et tout ça…) mais sur laquelle on a parfois du mal à mettre le doigt.
L’utilité foncière de ce petit bouquin est de rendre absolument concrète cette obligation de précision et de patience. Il va sans dire que je me demande s’il arrivera en une quelconque manière à réduire le flot des amour-toujours-tendresse-caresse que l’on continue de subir.

mardi 11 décembre 2007

Led Zeppelin à l’O2 Arena : la musique quand même

Evidemment, un événement mondial, c’est toujours un peu nouille. Il y a la cuisine derrière. Je me souviendrai toujours d’un train spécial pour aller voir l’éclipse totale de soleil à Reims et du journaliste de TF1 qui hurlait aux garçons dans le wagon de première classe : « vous le servez le champagne, j’ai besoin de mes images ! » Donc, dans les deux press rooms, on n’avait pas de son sur les télés pendant la première partie. Et, alors, le journaliste devient nerveux, se ronge les ongles en disant « ils vont quand même tout réparer, non ? », se tourne vers son confrère allemand et lui dit « I’ve never seen such a mess, no ? », se dit que ça va être facile de faire une critique du concert sans le son. Et puis tout s’arrange. Son énorme, gros beau lyrisme, on comprend mieux.
On comprend mieux qu’il n’y ait pas que Joe Satriani et Eddie Vedder qui parle de Led Zeppelin. On comprend mieux la filiation avec Sonic Youth ou Tool, une sorte de fureur libertaire et terriblement musicienne. Tout à l’heure au O2 Arena, l’enjeu n’était pas seulement de hisser le drapeau et de raconter les pages déjà légendaires (enfin, tout ça y était, la guitare à deux manches de Jimmy Page, Robert Plant avec son harmonica ou ses tambourins), mais aussi de remplir les blancs pour ceux qui n’avaient pas vu, avant : la manière singulière de déstructurer le rock, de laisser la matière passer au-dessus du bord de la casserole. C’est au fond pourquoi on peut bastonner aussi fort qu’on veut derrière Patricia Kaas, ça ne sonnera jamais avec la même valeur, même s’il y a le même bruit (eh oui, il faut réécouter son dernier live, une sorte de furie dans la course aux armements).
Evidemment, je n’avais vu Led Zep qu’en vidéo. La différence avec ce soir ? Le mouvement, le décalage, le tremblement, le travers, le curieux langage modal de l’archet à la guitare qui émerge sous l’épate, un moment presque Bud Powell dans le fatras Liberace de John Paul Jones au piano (depuis, il y a eu plus cruel : The Edge au piano). Peut-être pas de quoi les absoudre de toutes les images de sports extrêmes sur lesquelles on pose Stairway to Heaven sur les chaînes du câble, mais de quoi les rétablir dans une certaine noblesse de musiciens – et pas seulement d’icônes seventies.

lundi 10 décembre 2007

MC Solaar, une histoire de chansons

Depuis une lointaine lurette, MC Solaar n’avait plus fait de scène. L’y revoici, dimanche soir au Bataclan, bien entouré (DJ-clavier, guitare, basse, batterie, trois choristes-MC). Couleurs volontiers rock, volontiers fières, volontiers convergentes avec le commun des mortels.
Il y a une délectation aznavourienne à retrouver Bouge de là, Caroline, Nouveau western, Qui sème le vent récolte le tempo, tout un panthéon de titres qui touchent, frappent, caressent, émeuvent avec une efficacité étourdissante. Bien sûr, si ses problèmes avec Universal n’avaient pas gelé son catalogue, il y aurait sans doute plus de chœurs du public, peut-être plus de gamins qui, souvent, ne connaissent Solaar que de réputation (un bon best of de temps en temps, ça réveille les chansons).
Chansons, justement. On peut commencer à amorcer un bilan, non ? Il y a quinze ans, son premier album le mettait dans le premier numéro de Chorus qui, comme tout le monde à l’époque, se posait des questions sur une possible entrée de ce garçon-là (ou d’autres) dans le caveau de famille de Bruant, Brassens et Renaud. A entendre les objets musicaux qu’il affiche sur scène, on est obligé de convenir qu’il n’est pas loin du compte. Il ne s’agit pas seulement du style, de la forme, de la scansion, de telle ou telle liberté ou de telle ou telle guinde dans son expression. Non, ce qui le constitue homme de chanson tient sans doute à ce que sont devenus les titres cités plus haut – des familiers, des compagnons, des exemplae le cas échéant. Victime de la mode est à la fois classique et tout proche, Bouge de là reste une déambulation de comédie… C’est cela, l’aznavourisation, à la fois glorieuse et difficile à gérer : que les chansons finissent par sembler vivre plus densément dans la salle que sur la scène, que l’artiste soit toujours, quoiqu’il fasse, en-deçà des dimensions de mythe de ses créations. Ici ou là, il en reprend une à son public, comme La Concubine de l’hémoglobine, qui passe à une forme dilatée, rock, reconstruite. Et puis, pour le reste, il offre son gros bouquet de chansons énormes, tout en présentant les nouvelles pousses de l’année.

jeudi 6 décembre 2007

Missill, une électro hors hypnose

A Pékin, pendant l’expédition des Transmusicales en 2005, j’avais rencontré Missill, DJette survoltée et drôle, grosse puissance de mix en club et personnalité à la suractivité stimulante. Voici que l’on reçoit, deux mois avant sa sortie, son nouvel album perso, Missill Targets, belle tuerie tous azimuts, du ragga à l’électro pure, du funk rock au hip hop énervé. Tout lui correspond bien, hâbleur juste ce qu’il faut mais avec une vraie énergie de l’intérieur.
Très impressionnant, l’enchainement des quatre titres de la fin, solidement charpentés, bondissants mais avec un je ne sais quoi de bégayé, de boitillant, de posé de travers dans la rythmique, comme un big beat dansé à cloche-pied. Le son est d’une dynamique énorme avec ses filtres sales et sa compression têtue, avec ce côté obsessionnel de l’extase de dancefloor. Ce qui est passionnant à l’écoute, c’est la manière qu’elle a de ne pas aller tout droit, de ne pas remplir tous les vides, de ne pas être systématiquement roublarde (cela tranche avec l’impeccable parade de Justice et son électro Danette). Il y a comme une place pour ouvrir les yeux, pour ne pas se laisser enivrer totalement, pour échapper à l’hypnose. Une sorte d’électro indépendante.

mardi 4 décembre 2007

Badume’s Band, une Bretagne éthiopienne

Les voies qu’emprunte la musique sont irrésistiblement intriquées, emmêlées, impossibles à pister. Badume’s Band compte parmi les cas à la fois extrêmes et ordinaires de cette histoire : des musiciens du Centre Bretagne qui jouent la musique du swinging Addis Abeba des années 60. Il y a une évidence dans le schéma de départ, quand à la texture de la voix et du chant d’Eric Menneteau, avec une pulsion, une houle, une intériorité du rythme qui signalent la gwerz sous la langue amharique. Quand il hausse les syllabes fortes, la note vibre exactement comme en Bretagne, dans une voix de tête très fervente et très ductile.
Mais la basse slappe, les cuivres roulent, la rythmique tourne fermement, on comprend cette soul africaine dans Addis kan, leur album qui vient de sortir (chez Innacor, le formidable label du formidable Erik Marchand). Et ça raconte bien autre chose qu’un jeu de folklores et d’emprunts, mais plutôt la recherche d’une vibration intérieure et hétérogène en même temps. La démarche est un peu celle qu’on imagine chez un Serge Gainsbourg à Kingston, chez un Claude Nougaro à New York, comme pour une régénération du matériau sensible. On a tout de suite envie du disque suivant…

lundi 3 décembre 2007

Radio Nova, à rebours du temps

L’an dernier, Nova avait sorti un coffret tout jaune avec vingt-cinq CD pour vingt-cinq ans de radio. Impressionnant, certes, mais un rien narcissique, après tout. Voici un exercice bien plus stimulant, 1956-1980, les racines de Nova : vingt-cinq CD pour les vingt-cinq années d’avant. Donc Bizot et Kolpa Kopoul ont fouillé dans la production de chaque année ce qui aurait été l’enthousiasme de la radio si elle avait existé.
Evidemment, c’est encore plus facile, dans ces conditions, d’avoir bon goût ! Mais c’est passionnant de voir réécrire les hiérarchies, de voir reconstruire le passé : M. William par Léo Ferré, In a Mellow Tone par Lambert, Hendricks & Ross, la confrontation de Please, Please, Please par James Brown et Les Pantoufles à Papa par Jean Constantin (ça, c’est diablement pertinent !), Yaô par Pixinguinha… Une nouvelle carte des goûts, des courants, des connexions, des croisements, comme l’histoire à la fois underground et révélée de notre culture populaire. Çà et là, bien sûr, un peu de révisionnisme ne fait pas de mal, comme l’exhumation du Moral nécessaire d’Alfred Panou, un des pires désastres commerciaux du label Saravah (1970) ou des Nuits d’une demoiselle par Colette Renard (1963) qui ne dépassa guère la diffusion sous le manteau (et pour cause !) à l’époque.
Mais on entend un autre air du temps, sans Beatles et avec le Tiers-Monde, sans pop music et avec la constante réflexion du jazz, sans yé-yé et avec les quartiers noirs de l’Amérique. Géopolitiquement, c’est sublimement généreux. Culturellement, c’est plus du Greil Marcus que de l’histoire rigoureuse. Musicalement, c’est étourdissant. Et puis, c’est jouissif. Jusqu’à présent, on a l’impression que le passé des compilations nous était toujours raconté par France Inter ou par RFM…

vendredi 30 novembre 2007

Au pays de Noël (V) : « un agneau, avec un grand zèle »

Les raisons pour laquelle les Antillais continuent à chanter des cantiques de Noël sont nombreuses, complexes, ambiguës, réellement typiques de la manière dont, dans une société créole, peuvent s’inverser les polarités culturelles. Car, après tout, on va dans quelques jours chanter des cantiques dans les salons d’un ministère de la République pour honorer la communauté antillo-guyanaise, ce qui n’est pas tout à fait ordinaire dans notre régime laïque. Mais les défenseurs les plus acharnés de nos cantiques antillais ne sont pas toujours eux-mêmes vraiment catholiques. Et peu importe.
Il y a le collectif, le convivial, le partage, le braillé-ensemble, la redite extasiée des mêmes émotions déjà bien connues. Il y a la langue extraordinaire de ces chants, écrits par des curés à l’emphase très XIXe et aux ailes bien courtes (à propos d’ailes, l’émerveillement renouvelé, à chaque fois, au vers « L’un apporte un agneau, avec un grand zèle »). Alors ce français-là est devenu un français curieusement distant du français quotidien, et même du français de France, avec sa guinde surannée et ses grâces rhumatisantes. Il est quasiment de la même eau, en fait, que les ritournelles créoles qui suivent la plupart des cantiques. (Après les douze couplets interminables qui commencent par « Joseph, mon cher fidèle/Cherchons un logement/Le temps presse et m’appelle/A mon accouchement/Je sens le fruit de vie/Ce cher enfant des cieux/Qui d’une sainte vie/Va paraitre à nos yeux », on chante « A fos Joseph té boulé/A fos Joseph té boulé/A fos Joseph té boulé/Joseph domi déwo » (« Joseph était tellement saoul qu’il a dormi dehors »).
Mon préféré ? Page 79 du recueil vert (celui de tout le monde) : « Quand Dieu naquit à Noël/Dans la Palestine/On vit ce jour solennel/Une joie divine/Il n’est ni petit ni grand/Qui n’apportât son présent/Et nononono/Et nofrifrifri/Et nono/Et n’offrit/Et n’offrit/Sans cesse/Toute sa richesse ». Je n’ai jamais imaginé que l’on put résister à ces cantiques-là, à Dans le calme de la nuit, à Michaud veillait, à Allez mon voisin, à Oh la bonne nouvelle (pour une introduction, se reporter à la constante réédition du vénérable Noël aux Antilles avec Manuela Pioche, Henri Debs et Guy Alcindor)… Mais ce sont ces cantiques qui m’ont toujours semblé la preuve la plus impeccable que les Antilles n’étaient pas absolument françaises, et même loin de l’être, tant leur culture continue de faire miel d’un pan de culture française déserté par les Français. Car, en France, on ne chante pas Noël, on n’habite jamais le pays de Noël. Et pourquoi ?

jeudi 29 novembre 2007

Au pays de Noël (IV) : enfin, Spike Jones respecte quelque chose

Spike Jones a beaucoup haché de musique. Des sifflets, des gloussements, un kazoo, des coups de feu, des hennissements, des voix de fausset, tout un répertoire de nez rouges mis à la musique d’orchestre de l’époque avec autant de goût pour l’absurde que pour la bouffonnerie. On a peut-être oublié son côté dadaïste pour ne plus retenir qu’un lien avec Tex Avery, dont les bêtisiers télévisuels usent et abusent aujourd’hui.
Ce qui fait qu’on ne le prend guère au sérieux, qu’on le regarde un peu de haut, le pourvoyeur en musiques rigolotes de « Télé Foot ». Pourtant, son album de Noël, Let’s Sing a Song of Christmas, en 1956, est un joli modèle de piété musicale. Car, de manière assez inattendue, il alterne les instants comiques qui dynamitent les standards de Noël, et les instants de beauté simple, dans lesquels il laisse le chœur chanter les traditionnels selon la tradition. On a l’impression que lui-même, en 1956, fait le tri : d’une part, les rengaines rebattues qui l’agacent suffisamment pour qu’il leur fasse un sort avec ses City Slickers et, d’autre part, les chansons de la joie, de l’émerveillement et du partage qu’il faut laisser intactes. Cette pudeur, ce respect, cette sincérité finissent par être réellement touchantes.

mercredi 28 novembre 2007

Au pays de Noël (III) : le chef d’œuvre de Leon Redbone

La puissance de l’album Christmas Island de Leon Redbone tient à sans doute plus à son assomption des lieux communs qu’à la volonté d’y échapper. Au contraire, il y a partout la référence à un âge d’or à la fois bien connu et plaisamment détourné. Le dobro de Cindy Cashdollar comme souvent dans ses albums des années 80, mais avec les omniprésents violons de Noël ; le piano un peu stride, mais joué par Dr John… L’ancienneté du répertoire (sa vétusté, même) n’est pas seulement la signature d’un esthète des temps du 78 tours, mais éclaire finalement un certain rapport aux fêtes de fin d’année, par essence nostalgiques et désuètes. Vu de France, il est d’ailleurs peu de disques américains de Noël qui parlent aussi sincère et avec autant de noblesse du sentiment tout simple (enfantin, même), qui consiste à attendre les cadeaux et à sourire devant les décorations de la maison. C’est un peu le pendant du générique de Manhattan de Woody Allen, un discours voisin de celui d’Ingmar Bergman lorsqu’il peint le réveillon au début de Fanny et Alexandre : une idée des Noëls passés, à la beauté sans nuance et au prestige intact. En idéalisant la chanson de Noël, Leon Redbone idéalise Noël autant que l’Amérique des musiques populaires. Un chef d’œuvre armé de toutes les ruses et de toutes les techniques du second degré, mais qui célèbre Noël de manière parfaitement littérale.

mardi 27 novembre 2007

Au pays de Noël (II) : Santa Claus is une pute (The Jackson 5)

Ce qui est le plus embarrassant avec la manie américaine de l’holiday music, c’est son caractère systématique. Et, autant on peut se réjouir que tout le monde enregistre un jour un disque de Noël, on peut déplorer que tout le monde enregistre un jour un disque de Noël – parce que c’est, de temps en temps, le pire disque d’une carrière. Les Jackson 5, par exemple, n’avaient pourtant pas lésiné sur le mauvais sucre, les graisses saturées et les colorants chimiques. Ils en rajouté avec un allant confondant en 1970 sur leur season album. Jamais ils n’ont plus braillé dans le micro, jamais leurs arrangements n’ont été aussi cheap, jamais ils n’ont constitué une tracklist avec autant de faiblesse – le super nunuche Rudolph the Red-Nosed Reindeer, une version sinistre de L’Enfant au tambour… Et, pour arranger le tout, Jermaine n’est pas vraiment en voix et Michael chante faux dans presque tout Santa Claus is Comin’ to Town.
En France, on aime à déplorer le massacre des dindes et la grande orgie rituelle des fêtes. Il faudrait, si l’on était américain, pleurer la dignité sacrifiée de certains artistes. Car, s’il y a peu à aimer dans la carrière des Jackson 5, son épisode le plus miteux est sans doute là, dans ces chansons semées de petites clochettes féériques, de violons extasiés, de jolies images de paix universelle et d’enchantement familial. Un sommet du sonner-faux et de la fausse conviction qui ne parvient pas à se dissimuler : musique médiocre, intentions sans ambition aucune, rendu pitoyable. Alors, évidemment, comme on dit, il faut se remettre dans le contexte de l’époque, il faut comprendre la demande du public, il faut se souvenir de ce qu’a été l’épopée des Jackson 5… Et ça ne suffit pas : comment trouver une musique moins sincère que celle-là, une musique aussi docilement servile, une musique aussi consciemment prostituée ?

lundi 26 novembre 2007

Au pays de Noël (I) : Elvis, l’hyper-Noël

Ces jours-ci à New York, retrouvailles avec les disques de Noël – une pièce entière, des centaines de références au Virgin Megastore de Times Square. Evidemment, l’envie d’entrer dans tout ce répertoire à la fois si loin et si proche de notre Noël à nous, Français qui n’arrivons pas célébrer la fête sans mille questions, mille pudeurs, mille refus, mille détours. Les deux albums de Noël d’Elvis disent bien des choses de lui et de l’Amérique : 1957, c’est le jarret ferme, le tranchant des versions, l’insolence instinctive sous l’attendrissement ; 1971, c’est les chœurs au large, l’orchestre nombreux, les effets hollywoodiens des arrangements, les devoirs d’entertainer sous le plaisir personnel.
Quand on réécoute son White Christmas, on comprend bien pourquoi Irving Berlin voulait qu’il soit boycotté par les radios : il y a un petit rien de distance entre sa manière de syncoper et celle de Bing Crosby, entre la moue provocatrice qu’il y a sous ses cassures et l’œil de velours des crooners qui laissent désirer la note. Une sorte d’infime ironie, si on veut l’y entendre, alors que pour sa part il pose le peigne à gomina et le bandana avant de s’asseoir à la table familiale. Un scandale semblable à celui de ces putes qui sanglotent devant la statue d’une sainte à côté des grenouilles de bénitier (quelles sont les larmes que désire le Seigneur, d’ailleurs ?).
Evidemment, en 1971, il y a du show, des majuscules, de la fausse neige sur le sapin synthétique et dix milles guirlandes qui clignotent partout. Un hyper-Noël, en quelque sorte, qui s’accorde au commerce de masse des season greetings et des cadeaux à la tonne.
En 1957, il reste un peu de l’Amérique fauchée dans le disque de Noël d’Elvis. En 1971, la crise est loin.

jeudi 22 novembre 2007

Berry et les doux mots de mort

Il faut citer cette chanson de Léo Ferré et Jean-Roger Caussimon, en 1972 : « Ne chantez pas la mort, c'est un sujet morbide/Le mot seul jette un froid, aussitôt qu'il est dit/Les gens du show-business vous prédiront le bide ». Il reste que la mort (« La mort, la mort, la mort », chante Brassens en gonflant la voix dans Le Nombril des femmes d’agent, ce qui est merveilleux à chaque écoute) est un bon sujet, peut-être même le meilleur. D’ailleurs, que chante-t-on si principalement, le dimanche au temple, sinon l’énorme jubilation du « tombeau vaincu » dans le cantique A toi la gloire ô ressuscité ?
Après que furent morts tant d’enfants dans la chanson réaliste, de L’Hirondelle du faubourg à Maman est une étoile, la chanson moderne fait beaucoup mourir les parents. Le père de Nantes par Barbara (est-ce un blasphème de dire que ce n’est pas le plus léger-léger qu’elle ait écrit ?), le père de Vierzon par Jamait, le père de Mon papa de Sarclo…
Puisqu’il faut préparer la rentrée de janvier, qui depuis quelques années est la saison des nouveaux artistes, parvient aux journalistes le disque de Berry, jeune femme dont l’album est un choc doux et élégant. (On entend déjà ce qui va se dire à propos d’une chanson comme Le Bonheur, son habileté magnifique et ses carlabrunismes du genre « Le bonheur conjugal/Restera de l’ar-/Tisanat local ». Ce ne sera qu’un moment agaçant à vivre pour Berry.)
Il y a dans ce disque une chanson particulièrement troublante, Plus loin. D’abord, on croirait une habituelle chanson de rupture. Et puis il y a des mots très choisis, des images pastel, des vers au sens oblique, qui font de plus en plus – puis tout à fait – penser à l’agonie et à la mort d’une mère. Il est bien possible que je me trompe, d’ailleurs, dans ma lecture de cette chanson. (Il faudrait ouvrir un wiki « Polysémie de la chanson » avec tous les doubles sens, faux doubles sens, rumeurs de doubles sens…) Mais tout converge, et de manière aussi légère qu’insistante. L’émotion s’impose de manière d’autant plus têtue que mille pudeurs semblent chercher à lui faire contourner la chanson. Et c’est peut-être cela qui fait la valeur de Plus loin : toucher sans rien dire, dire sans rien dévoiler vraiment. Une jolie rupture avec les impudeurs usuelles de l’exercice. Une exemplaire sincérité, un exemplaire mystère.

mardi 20 novembre 2007

Philippe Forcioli, rare et indispensable

Il reste, invaincue, une chanson poétique. Et je reste indéfectiblement amoureux de ce que chante Philippe Forcioli, immense écrivain de ces mots faits pour trotter dans la tête lorsqu’on marche sur un trottoir anonyme ou qu’on veille dans la nuit inquiète.
Voici Quand une chanson s’avance, son neuvième album qu’il a évidemment autoproduit. Et cela fait luire un soleil sur la journée, tant il fait jaillir la ferveur, l’élan, la tendresse, la compassion, l’amitié, la foi. On voudrait tout citer, évidemment, les arrangements flûtés et les percussions géniales de Celui qui s’en va, les franchises bouleversantes de Chemin de terre (« Un jour ayant compris que vivre était souffrance/Combat contre mourance espérance et folie/Un jour ayant compris que vivre est un voyage/Qu’il faut peu de bagages qu’il faut beaucoup d’amis »), les poèmes de René-Guy Cadou, de Pierre Reverdy et de Henri Pichette qu’il a adaptés, ses magnifiques déclarations d’amour à l’amour (allez, citons :
« Que j’en appelle à l’homme à la femme ou bien à Dieu
Et à tous les jeunes les vieux au serpent ou à la pomme
Toutes routes vers Rome tous les chemins d’écoliers
A ta suite font collier chaque brin d’herbe te nomme
Aimant et admirable insaisissable et donné
Juste à la pointe du nez de la plume ou de la lame
Tu es la girouette à la cible de tous chants
Tous les soleils t’approchant tu les tiens dans ta musette »
)…
Cet enracinement dans une langue éblouie, travaillée, jaillissante et dominée, ce n’est pas seulement le jadis de la chanson. D’ailleurs, son regard sur aujourd’hui peut avoir parfois une perspicacité tragique, comme dans Magazine, qui feuillette notre réalité et notre indifférence.
J’en sais qui trouveront son art bavard, difficile, trop ardu pour les radios. J’entends bien leur sous-texte, qui aurait volontiers réservé Brassens aux manuels de français et Gréco aux pages thématiques du site de l’INA. Je persiste à croire que Forcioli incarne le meilleur de la chanson, sa part qui exige de nous d’être aussi grands que la mélodie, d’être dignes des émotions qu’elle nous apporte, de faire chemin en nous pour la rareté des sentiments plutôt que pour le flot ininterrompu des sensations sonores. Cette chanson-là nous ennoblit, élargit nos âmes, agrandit notre vie. C’est pour cela, sans doute, qu’elle est si rare et si rétive au commerce.

lundi 19 novembre 2007

Pierre Henry toujours, encore, toujours

Depuis le 33 tours de Futuristie acheté, je crois, à 15 francs dans les soldes d’un marchand de disques à l’angle de la rue Nozières et de la rue de l’Abbé Grégoire, à Pointe-à-Pitre, je n’ai jamais vraiment cessé de fréquenter Pierre Henry. Au point que je me suis plus souvent senti dépaysé par les variétés que par son univers sonore qui se refuse à la note.
Voici le coffret 8.0 : six pièces inédites dont quatre de cette année. On peut lui reprocher, si l’on est maniaquement janséniste, de puiser encore dans le fond des Jerks électroniques (notamment Cœur, remix de Psyché Rock qui se termine en tuerie à danser), mais peu importe. Ce qui me fascine le plus, c’est la précision de son vocabulaire sonore et, finalement, sa prolixité avec un matériau aussi ténu. Le grincement de porte, la chaîne trainant sur le sol, le frottement d’un métal sur de l’inox (une fourchette dans un plat ?), des soupirs, des échos de souffle, des sirènes de tous les tons, des parties du son d’explosions ou de tintements de cloche, des craquements de feu, des chocs directement sur la tête de lecture du magnétophone, des sifflements électroniques, des passages d’avion ou de moto, des brouhahas de foule…
Histoire naturelle ou les roues de la Terre est évidemment le plus limpide – presque naturaliste, même, avec son parcours dans les sonorités « typiques » les plus identifiables du monde – mais j’avoue beaucoup d’attirance pour les humeurs de vieille mécanique d’Utopia. On y entend tant de sons qui durent compter dans la vie sensible du vieux monsieur, des ressorts et des soupapes, des sirènes et des bruits d’orchestre, des sifflets et des rires… Les créations de Pierre Henry sont ainsi, comme des retrouvailles avec la bassine à confitures en cuivre ou avec la vieille clé de la serrure rouillée du jardin : tout fonctionne parfaitement, avec autant d’évidences que de heurts, autant d’abandon que d’inconfort. Mais un petit parfum de bel hier, une sensation de fin d’été.

vendredi 16 novembre 2007

Alela Diane, noblesse folk

Au début de Tired Feet, Alela Diane chante cinq fois « my tired feet ». Cela s’appelle commencer clairement un album. Peu de disques sont aussi éminemment vrais que le sien, The Pirate’s Gospel, dont on ne peut pas faire autre chose qu’y retourner, encore et toujours depuis quelques mois : un folk impeccablement humain, bouleversant d’un bout à l’autre, aussi dépouillé qu’un temple calviniste avec un je-ne-sais-quoi de moins bienveillant (une manière de rappeler, par la forme du chant, que le monde n’est pas seulement une histoire de mélodies sincères). Il y a chez elle tout ce qui peut émouvoir chez Lucinda Williams et même chez Karen Dalton, de la connaissance intime des tourments de l’âme jusqu’à l’appartenance atavique à la lignée des femmes américaines qui n’ont pas leur langue dans leur poche.
Il y a bien sûr chez elle quelques tics de l’americana contemporaine, comme la voix doublée avec une grosse réverb, comme les références christiano-laïques bien trouvées, comme le vibrato un peu nasal… Mais c’est tellement beau, tellement simplement beau, cela illustre si bien l’idée foncièrement démocratique de la noblesse du folk.

jeudi 15 novembre 2007

Ludéal sous l’ombre de Bashung

C’est entendu : il faut, cette saison, aimer Ludéal. Il y a Jean-Louis Piérot et Frédéric Lo dans l’histoire, le buzz initial via les Inrocks, mille bruits croisés et cent « t’as écouté ? » dans tout le métier. Et, assurément, c’est magnifique. Il y a la torsion du parler quotidien d’un Général Alcazar, l’aplomb de la poésie de Bertrand Belin, le sérieux papal dans l’expression des sensations que l’on trouve chez Dominique A. Et puis Bashung.
Bashung, partout, en fait. Le détachement grave des mots, la propension à énigmer les phrases, la délectation des images un peu embarrassantes à visualiser (« Es-tu bien sûre que je te plaise/Dans ce costume de nonne ? »), le vibrato rock’n’roll dans le parlé-chanté des refrains, la déploration flegmatique dans l’énonciation de la plupart des textes… C’est d’ailleurs tellement Fantaisie militaire qu’on se prendrait presque d’une inquiétude, de questions vaguement compatissantes sur la liberté dont s’habille ce garçon-là. Ne va-t-on pas le gaver de questions sur Bashung ? Et ne va-t-il pas, symétriquement, nous assurer qu’il écoute autre chose ? (D’ailleurs, on va s’amuser à deviner : Nick Drake ? les deux derniers Leonard Cohen ? Lee Hazlewood ? Gérard Manset ? Richard Anthony ?)
Son CD arrive semble-t-il en janvier prochain après sortie digitale ces jours-ci (sur mon pre-release, en tout cas, il est écrit « premier album, sortie le 22 octobre 2007 ») et il se prépare un démarrage sous ombre tutélaire, genre Oasis (ou Cotton Mather) et les Beatles, Bachelet et Brel, Robert et Mylène Farmer… Au demeurant, on peut se sortir de ce genre de situation.

mercredi 14 novembre 2007

Brisa Roché est allée chercher Alice

Quand on est né en 1963, on n’a pas pu rater Grace Slick, même si on n’avait pas tout à fait l’âge. Ah, cette impression de courir pieds nus dans l’herbe humide en écoutant White Rabbit ou Somebody to Love… D’ailleurs, malgré toute la puissance de groupe de Jefferson Airplane, c’est de manière disjointe qu’agissent les sortilèges de sa voix, à la fois engagée et trainante, vibrante et comme retirée en elle-même.
Et voici que Brisa Roché fabrique des sensations très voisines, comme si l’on dansait, un peu défoncé, sur le béton mouillé d’un bord de piscine sous un soleil descendant, ou comme si l’on regardait courir une campagne brumeuse derrière une vitre de R12 ou de 404. Des sensations un peu datées, sans doute, mais devenues terriblement rares dans le rock actuel : une présence distante, une implication dans le chant qui développe le mieux ses charmes par le quant-à-soi. Sur Takes, son nouvel album, des chansons comme Heavy Dreaming, Egyptian ou Whistle ont une capacité évocatrice au moins équivalente au légendaire mantra « go ask Alice » – des images un peu engourdies mais d’une présence mentale envahissante, une surnaturelle faculté à se situer hors du monde rectiligne.

mardi 13 novembre 2007

Serge Hureau, au bout ultime de la chanson

La recherche des états limites de la chanson n’a aucune raison de s’interrompre et se trouve toujours des directions nouvelles. Le nouvel album de Serge Hureau et de ses amis, par exemple : il y a dans Jardin des métamorphoses toutes sortes d’objets musicaux qui sont à la fois dans la chanson et en dehors. Une petite compilation d’adaptations de Green de Verlaine, par exemple : les compositions de Léo Ferré, Reynaldo Hahn et Gabriel Fauré sur le même poème comme pour déplier les possibles d’une seule rêverie. Et toutes sortes de manières, de textures, d’origines, du oud et de la voix baroque, de la mélodie contemporaine et de la chanson pour enfants, du Voltaire et de l’italien, des intentions très comédiennes et le bel canto le plus abstrait…
Depuis longtemps Hureau navigue au bout de la chanson – des Piaf dits, des Trenet mis en scène dans leur extrême noirceur, un spectacle de chansons par des sourds-muets, des recherches sur le poids politique des répertoires… Sa trajectoire finit par dessiner un territoire vaste comme la géographie arbitraire et merveilleuse des Villes invisibles d’Italo Calvino, comme la science des animaux extravagants des bestiaires médiévaux. Il atteint le centre de cet art par le voyage à travers toutes ses périphéries, d’un Aznavour chanté à l’orientale à une lecture joyeusement archaïsante de l’opérette Ciboulette. Il est peu de plaisirs aussi lettrés, peu de délires aussi civilisés.

mercredi 7 novembre 2007

Barbara 1954 et notre plus candide fétichisme

Sait-on toujours ? Se rend-on compte ? Que se passe-t-il quand un astre apparait ? Luit-il d’emblée comme au firmament ? On sait combien, par exemple, le meilleur de Gainsbourg n’est pas ce qui eut le plus de succès au comptant, et combien fut long l’apprentissage de Brel. Voici que parait enfin le mythique enregistrement du 1er octobre 1954 de Barbara à l’Atelier, à Bruxelles. Chanteuse amateur mais déjà singulière, certes. Un produit de son époque, pas forcément affranchie de Germaine Montero, de Juliette Gréco, du tout-venant de la chanson expressionniste de cabaret : des accents circonflexes, des modulations dramatiques, des murmures outrés, des élisions argotiques très soignées… On peut y entendre l’interprète à venir, sa dynamique, sa palette chromatique, son fond d’ironie, son romantisme aux traits vigoureux.
On la devine rétrospectivement, donc. Et en cela ce document est bouleversant. Ainsi les ferveurs du Couteau qui courent du grave à l’aigu, annoncent-elles – au moins – son disque Brel aujourd’hui classique.
Evidemment, comment échapper au sentiment d’être un rien fétichiste, obsessionnel, indiscret, comme à chaque fois que l’on exhume l’état premier, que l’on révèle le miracle du tout début ? Mais on ne cesse d’espérer le document – ou de regretter son absence. Eh quoi ? Brassens à Basdorf avec ses copains, Ferré le soir de son bide à la Rose Rouge, Antoine tout seul avec sa guitare sans arrangements, Souchon et Voulzy en duo sur les maquettes… Qu’est-ce qui nous empêche d’avoir envie de tout cela ? (Puisque l’on sait bien ce qui nous y oblige.)
Au bout du compte, c’est un peu toujours le même mélange d’exaltation et d’imperfection, la même dialectique de vérification de ce que l’on sait et d’exploration de la gangue sédimentaire ancienne. Et on y repart à chaque fois. Et à chaque fois avec le même enthousiasme, la même mécanique ivresse, la même candeur délicieuse et un peu vaine. Elle a une chanson comme ça, Barbara, qui disait « A chaque fois, à chaque fois »

vendredi 2 novembre 2007

Pierre Perret et ce qu’il restera de la chanson paillarde

Pierre Perret sort dans quelques jours un disque de chansons paillardes, Le Plaisir des dieux. Il y a des classiques, des raretés, des originales, tout un conservatoire de génitoires gourmandes et de vits exagérés. Il me vient l’idée que ce pourrait bien être un des derniers disques du genre, tant l’utilité de ce répertoire me semble près de s’éventer. Plus grand monde ne compte sur ces chansons pour apprendre le vocabulaire spécialisé, pour susciter les images mentales nécessaires à la masturbation, ni même pour égayer ses soirées. L’explicite est déjà un peu partout et les charmes de la paillarde doivent peut-être se chercher sinon dans le second degré, du moins dans la délectation documentaire – un temps de frustre fantasmagorie, de métaphores spectaculaires, de tournures virtuoses…
Evidemment, on est tout réjoui par Le Petit-fils d’Œdipe, texte de Georges Brassens jusqu’alors à peu près inédit (mais il en circule une version chez les brassensistes les plus acharnés une version avec musique de Jacques Munoz) ou de retrouver son propre répertoire de collégien (je me souvenais bien de Trois orfèvres). Mais cela durera combien encore ? C’est macho, parfois un peu homophobe, volontiers pédophile. Rien qui ne résistera encore une ou deux générations à la correction politique. D’ailleurs, il n’est qu’à voir l’attrait constant symétrique de ce même répertoire dans ses rares incarnations strictement féminines (voire très vaguement féministes), comme avec Les Nuits d’une demoiselle de Guy Breton, Colette Renard et Raymond Legrand, que j’ai encore noté cet été dans le spectacle de Marie Dauphin et que Victoria Abril reprend dans son disque de chansons françaises qui sort dans quelques semaines. La connaissance de ce répertoire qui unissait jadis Brassens et Perret pourrait bien muer, elle aussi, en une reconstruction culturelle normative (on nettoie les chansons de l’inécoutable) et une muséification vaguement conviviale. Une certaine quantité de chants de marins ont été préservés, pour un usage très contemporain. Y a-t-il un romantisme qui puisse sauver la chanson paillarde ?

mercredi 31 octobre 2007

Sarclo, le garçon qui croit que les Français n’aiment pas les protestants

Joie. Je reçois Le Petit Format, la lettre bimestrielle du Centre de la chanson (garçons valeureux, opiniâtres, passionnés). Interview de Sarclo, qui a repris son ancien nom de Sarcloret parce que le président de la République française s’appelle Sarko. Je l’aime toujours bien, Sarcloret-Sarclo-Sarcloret, malgré que parfois je ne comprends pas tout ce qu’il chante. Dans l’interview, il dit des choses intéressantes sur plein de sujets qui m’intéressent. Et voici qu’on lui parle des chanteurs suisses. Il répond : « Dans le bouquin La Chanson française pour les nuls, sont cités, en tout et pour tout, trois chanteurs suisses. Deux vivants et un disparu. Stephan Eicher a six lignes, Henri Dès deux lignes. Jean Villard Gilles, le disparu, a, lui aussi, droit à deux lignes. Je pense qu’il y a chez vous un anti-protestantisme primaire assez costaud. Il vous a fait vous débarrasser de Michel Rocard, Lionel Jospin, Catherine Trautmann, Maurice Couve de Murville… Il y a chez vous des protestants qui sont tous des gens qui parlent très bien, qui ont une belle langue, une pensée assez bien articulée et que vous finissez par rejeter. Je ne me prends pas au sérieux quand je dis ça, je le dis par boutade, mais je crois que la haine du protestant anime le français de manière extrêmement vivace. »
D’ailleurs, ce doit être pour ça que les Français n’aiment pas Renaud, par exemple…
Cela dit, je suis assez content qu’il ait lu mon livre en comptant les lignes. Ça me flatte. Mais soit il a très mauvaise mémoire (parce qu’on en avait parlé longuement quand je l’avais interviewé), soit je ne sais pas quoi. Moi, de l’« anti-protestantisme primaire assez costaud » ? Ce doit être inconscient, alors. Je suis protestant.
Au prochain bouquin, je prévoirai des quotas. Ça fera plus suisse, peut-être.

mardi 30 octobre 2007

Katerine, côté dessin

Katerine sort un journal graphique, Doublez votre mémoire. On n’écrit plus « journal graphique », de nos jours, mais seulement journal graphique, sans ces guillemets un peu précieux que la presse y mettait à l’époque des premiers volumes de celui de Joan Sfar. Il y a en a tant eu maintenant que le procédé est devenu assez courant, mais surtout l’exigence bien plus haute.
Là, il y a ce à quoi on s’attendait : des poses un peu grotesques de Katerine, des confessions pipi-caca, des souvenirs de tournée… Du point de vue graphique, c’est assez astucieux, régulièrement inventif, beaucoup plus doué qu’une seule transcription dessinée de plaisanteries variées : il a vraiment un sens profond de l’image, et notamment dans la manière de porter une certaine subversion par un trait souriant. Ses petits personnages qui se livrent à mille tâches incroyables sont d’une bonhommie inquiétante. Et j’aime beaucoup sa manière de jouer de ses alias, de ses travestissements, de ses photos maquillées. C’est peut-être, d’ailleurs, le plus réjouissant de son livre.
En outre, il raconte de jolies choses douces sur Helena, sa femme, dont l’univers entier est amoureux.

lundi 29 octobre 2007

Pusse, notre Berlin à nous

Pour ma part, j’ai reçu le n° 1542. Gute Nacht, le nouveau Pusse, un bel objet en accordéon avec deux CD et un graphisme réjouissant, est en tirage limité à 2000 exemplaires numérotés. A-t-on besoin de plus, dans cette conspiration post-Dada, post-Bazooka, post-Murnau ? Evidemment, puisque son public a fini par s’élargir, entre enthousiasme pour notre Tom Waits d’intérêt local et effarement devant son carnaval berlino-expressionniste.
Quelques titres valent vraiment de plonger dans ce disque, comme le très lyrique Electrocuite (« Dansons dansons/Dansons la danse/Des zombis mous/Suffit juste de claquer du genou/En s’décrochant la mâchoire/Electrocuite ») avec la belle voix de Marie-Helène Toussainte Grimigni Soulié de Rozario, l’accordéon et l’harmonica pour les racines bistrotières folk, une lourde rythmique déglinguée pour la cave existentialiste, une voix mâle de fin du monde ensuquée…
Pusse a toujours de beaux côtés années 30, des atmosphères d’abandon de soi en un autre siècle, une sorte d’affranchissement radical de toutes les actualités. On sait bien que c’est ce que souhaite une bonne part du rock : Iggy Pop ou même les Rolling Stones sont allés s’installer dans des années 60 rendues éternelles par leur réduction au seul hédonisme sombre des temps qui conduisirent à l’émancipation de leur génération. Il y a chez Pusse des climats de cosmopolitisme désespéré quelque part dans une brume hivernale et nordique, une charnellité tout entière enserrée dans un écran de film muet, des contours de photo noir et blanc dans un magazine cheap de l’époque… Mais on s’amuse beaucoup, dans ce disque comme sur son son blog. Comme dans un bal masqué où nous serions tous Arthur Cravan ou Erich von Stroheim.

dimanche 28 octobre 2007

Juliette Gréco et la nature du classicisme

On attribue à Hugo l’aphorisme selon lequel le premier à avoir écrit « fraiche comme une rose » est un génie mais le deuxième déjà un classique. La chanson a ceci de différent de la littérature que le classique est toujours le premier. Je suis toujours surpris de la facilité avec laquelle on associe Brassens, Brel et Ferré comme parangons de la chanson classique. Sans doute vaudrait-il mieux dire qu’ils sont trois classiques de la chanson, entre autres parce que j’ai parfois du mal à saisir ce en quoi on les associe (essayons avec Souchon, Bashung et Goldman). Mais, surtout, ces trois-là n’ont pas écrit dans une lignée, une tradition, un usage, un courant. Ils ont écrit contre, ils ont écrit en rupture, ils ont écrit pour eux seuls.
Samedi soir, Gréco chantait à Pleyel et j’ai plusieurs fois été visité pendant le concert par cette idée que, depuis des années, je lis écrit çà ou là qu’elle incarne la chanson classique. Et que je n’ai rien vu là de classique, au sens où le classicisme est le respect de la norme, l’engagement dans un système de références et de conformités. Au contraire, j’ai plutôt eu l’impression d’entendre le commencement d’une histoire, des couleurs de voix qui rompent non seulement avec Jacqueline François, mais aussi avec Chimène Badi, une science très exacte de la ductilité des chansons, une liberté perpétuellement renégociée sur le prévisible et l’attendu.
Certes, la délectation du mot ou la gourmandise devant la mélodie sont des valeurs partagées en ces termes-là plutôt par des artistes apparus avant les années 80. Mais le respect de l’auteur n’asservit pas le sensible chez Gréco. Au contraire, je ne suis pas sûr que Jean-Claude Carrière ait tout à fait pensé C’était un train de nuit tel qu’elle le chante. Mais ce qu’elle fait abonder dans cette chanson finit par emplir les silences et les imprécisions du texte, qui se trouve dès lors en un temps et en un lieu que Carrière n’avait pas écrits. Et cette posture n’appartient pas à une époque mais à un tempérament – le classique est ce qu’elle instaure, non ce qu’elle perpétue.
Voici : en chanson, le classique est le premier ; les suivants suivent. La liberté de Juliette Gréco a aussi affranchi celles qui chanteraient après elle. Il n’est ni Catherine Sauvage, ni Brigitte Fontaine sans elle. L’une des deux est à son tour devenue une classique en établissant une échelle de folie et d’arbitraire telle qu’ensuite ont pu surgir Claire Diterzi ou Adrienne Pauly. Et Gréco n’a d’importance aujourd’hui ni par sa longévité ni par son hypothétique fidélité à un temps donné. Ce qui compte, c’est le chemin accompli, les amarres rompues, les marais asséchés, toute l’entreprise de bouleversement du monde qu’elle poursuit, seule de son espèce et pourtant familière. Une classique donc, exemplaire dans le refus du repos.
J’ai quelque impatience en attendant d’entendre le texte étonnant qu’Abd al Malik lui a donné. On le dira sans doute classique, puisque imprévu.

jeudi 25 octobre 2007

Urban Sax, un indice du déplacement du monde

Discussion avec Gilbert Artman d’Urban Sax, qui en vient au curieux déplacement du sens et de la polarité du geste artistique. A leurs débuts, leur irruption dans l’espace public, leurs concerts sur des parkings ou dans des friches industrielles ont forcément un contenu politique, de manière immédiate et flagrante. La prise du monde par l’art, l’enchantement forcé du tissu urbain, tout cela est un combat qui fait tout autant sens que l’hirsute liberté du free jazz, que le vacarme acéré des alternatifs, que la longue marche loin des villes des babas radicaux.
Si certains ont fait – ou laissé – évoluer leur art vers des formes plus marchandes ou plus amicales aux oreilles, Urban Sax n’a guère changé de musique, d’ambition, de vision artistique. Mais tout le reste a migré : les mêmes saxophones sur le même parking méritent aujourd’hui l’invitation du Conseil général, avec petit espace VIP pour les invités des entreprises partenaires. Les arts de la rue, l’événementiel, les outils de la symbolique politique, la « noblesse » relative des divers espaces urbains ont tellement évolué que, comme le note Artman, les politiques veulent
« offrir aux habitants sans souci de ce qui sera montré. C’est un spectacle, alors qu’à l’époque nous n’agissions pas dans une perspective de spectacle. »
Il est peu de cas aussi purs du glissement foncier des révolutions artistique vers le « confort » et le « conformisme », comme dit Artman. Car j’ai souvenir des papiers sur leurs concerts, de leur musique, de leur environnement idéologique et artistique, et il faut bien admettre qu’à peu près rien n’a changé, sinon la lecture de leur travail – ou plutôt le fait que la lecture de leur travail se cantonne à son niveau récréatif.

mercredi 24 octobre 2007

André Minvielle ou la gravité de l’accent

André Minvielle met du lieu dans la voix, rend au chant sa territorialité. Il est donc béarnais, jazzman, sudiste, improvisateur, parolier, pyrénéen – « nul n’est censé ignorer la Loire », répète-t-il volontiers. Son nouveau disque, La Vie d’ici bas, est une aventure qui cite partout ses sources, Michel Portal, le Brésil, Albert Ayler, le chant d’école primaire, le bal, la Compagnie Lubat, Mai 68, la créolité, la banlieue. Une cartographie rare mais diablement actuelle, comme si son regard savait mieux traverser la forêt touffue des phénomènes musicaux.
Il n’est même pas sûr que Minvielle soit à proprement parler un postmoderne. Il appartient même, pour beaucoup de ses réflexes, à une génération culturelle qui croit à la possibilité d’un progrès en musique. Mais passons : ses disques et ses spectacles ont la valeur de ces démonstrations d’Umberto Eco qui mêlent la bande dessinée, saint Thomas d’Aquin et Gérard de Nerval pour nous faire entendre notre époque. Minvielle rappelle l’épaisseur et le nombre de couches qui constituent notre socle musical, pour peu que nous l’assumions en saine identité : des avant-gardes, la langue la plus vulgaire, les parages des grands génies, des élans collectifs et – j’y reviens – le lieu auquel on appartient avec ses parlers, son accent, ses orientations esthétiques. Cela me rappelle une conversation avec lui dans laquelle il notait l’utilité de l’accent du sud-ouest dans la formation des voix lyriques masculines pendant des décennies et, partant, le poids des Occitans parmi les grandes voix de l’opéra français.
La démonstration se poursuit avec ce disque, qui fait entendre une autre France, radieuse dans son accent et de fait autonome des couleurs dominant à Paris. Ce séparatisme fonctionne, finalement. Peut-être un chatouillis désagréable pour les jaloux du monochrome, mais une bonne nouvelle pour la musique, assurément.

lundi 22 octobre 2007

Laurent de Wilde, le PC et quelques solutions éternelles

PC Pieces ? Pas des pièces de PC, mais des pièces pour PC, une musique qui revendique être passée par l’ordinateur. Laurent de Wilde joue du piano et Otisto 23 sample, tripote, triture, traite en direct ses improvisations. Il en résulte une musique méditative et fluide, dans laquelle, curieusement, l’élément de rythme prend parfois place au premier plan.
Leur dialogue est aussi un discours sur les fonctions, les possibilités, les limites de l’ordinateur. Et, au-delà du plaisir musical, c’est un apport passionnant sur quelques questions beaucoup débattues ces dernières années. En creux, par la puissance cistercienne de leur musique, on comprend mieux pourquoi autant de musique passée par ordinateur, tant du côté de l’Ircam que chez les petits sorciers de l’électro, nous parvient aussi sèche, rêche, étique. De Wilde et Otisto 23 jouent des raideurs de leur association sans s’y laisser enfermer. On ne les entend pas buter contre les bords du cadre, ce qui demande une solide puissance d’invention et d’interaction dans la musique.
Je ne connais pas Otisto 23 ailleurs que par ce disque, mais je sais toute la musique dont est capable Laurent de Wilde et, s’il produit moins ici que dans ses albums de jazz, il n’est pas pour autant désailé, restreint, amoindri. Et c’est qu’il échappe à l’amoindrissement de la musique qui rend cet album si précieux : avec très peu d’outils, très peu de motifs, très peu d’espace, deux musiciens produisent une musique féconde d’images et de textures mentales tout autant qu’un travail de quartet ou que la liberté absolue du piano solo. En se privant de la virtuosité au clavier, des formes habituelles de la rythmique, des figures harmoniques convenues, ce duo réinvente des solutions musicales qui font songer au Moyen-âge, des rigueurs généreuses parentes de Couperin. Des retrouvailles inattendues avec la sévérité géniale de la musique ancienne, ici et maintenant.

jeudi 18 octobre 2007

Christophe Willem et les questions du spé-popu

Conversation avec Christophe Willem, qui est tout autant jeune chanteur que toujours étudiant en communication. Nous évoquons son admiration pour Zazie et surtout la manière dont elle a su être à la fois une auteure et une musicienne d’une exigence très pointue, et conquérir un public de Bercy. « Spé et popu », note-t-il. Discussion, donc, sur cette posture spé-popu dans laquelle on trouve évidemment Björk, à laquelle il ajoute Massive Attack. Une posture dont il rêve explicitement, à laquelle il ose croire franchement pour lui-même (c’est appréciable, cette ambition qui ne se cache pas, cette manière d’assumer cash le chemin déjà parcouru).
Il est vrai que c’est certainement une des plus novatrices singularités de notre moment culturel : la facilité du plus large public à céder à des propositions réellement novatrices. Ce n’est pas très, très neuf, puisque Debut de Björk est sorti en 1993 et a aussitôt été une réussite commerciale. Mais ces quinze années ont vu beaucoup de formes audacieuses dépasser le disque de platine. Même si on peut considérer – pour peu que l’on ait plus de quarante ans – la musique de Daft Punk comme une redite mollassonne du dancefloor fin 70’s, elle vient de l’underground. On peut objecter que tous ces gens ont suffisamment de succès pour qu’on croie leur musique cousue de fil blanc, pour qu’on juge que leur réussite est le fruit d’énormes dépenses de marketing. Il reste que leur trajectoire est imprévisible, sinon dans son explosion initiale, du moins dans la dimension historique qu’elle a prise.
Pour employer le vilain adjectif séminal, il est évident que cette capacité à susciter une suite, une descendance artistique, des conséquences culturelles est tout aussi flagrante chez un Jean-Louis Murat (grand bougoniste, il me disait l’autre jour : « moi, je remplis à peine une Cigale, à Paris ») ou un Dominique A (plus conscient de son importance parce qu’elle lui est venue plus tôt dans sa vie, je crois) que pour une Zazie. Simplement, on mettra plus de pudeur à reconnaitre son amour de Zazie que l’influence des deux susdits (ou de Bashung, ou de Miossec) puisqu’elle est un gros compte Universal. Je me souviens de Thomas Fersen (en 2003, il est vrai, avant la sortie de Rodéo) parlant de familles d’artistes : il appariait la Tordue et les Têtes Raides, Zazie et Obispo. Voilà l’ambiguïté du spé-popu, toujours un peu suspect en raison de ses fréquentations ou de même de ses conditions d’exercice (Massive Attack « dilué » dans Bercy, ai-je lu une fois). Une posture riche, évidemment, mais pas forcément enviée.

mercredi 17 octobre 2007

Daniel Lavoie, ou quelque chose de franciscain

Daniel Lavoie sur scène, hier soir, après le concert de Tokio Hotel à Bercy. Contraste bienvenu entre l’énormité d’un jeu de signes tout en surface et la petite forme nue obsédée du sens.
Il y a chez lui le minimum de l’excentricité, de la rupture avec nos usages humains ordinaires, de la conduite fantasque : seul en scène, il joue du piano en chaussettes ; il a écrit et bien écrit ses textes entre les chansons… Pour le reste, il a été béni. Des mots de force et de cœur, une poésie tout entière de fraternité, la liberté de jeter des images toujours neuves sur les meilleurs sentiments possibles. Il est au point exact entre le romantisme de Julien Clerc et le sens du verbe de Léo Ferré, tout autant enflammé que cérébral, tout autant musicien que moraliste. Si la chanson peut se parer de noblesse, c’est avec un homme tel que lui, dont j’ai dit déjà beaucoup de qualités et qui sait élever toujours ce qu’il chante à un souffle de prophète doux.
Evidemment, dans le contexte de son concert, Ils s’aiment trouve une cohérence assez magique. On a à peine l’impression d’un tube (juste les applaudissements au début) : avant, après, c’est la même obsession de l’humain dans l’homme, du respect de l’univers, de la compréhension d’un ordre à nous supérieur. Ecolo ? Mieux que ça, je crois. Il y a dans ses chansons qui évoquent notre petitesse quelque chose de franciscain pour la bénignité, de calvinien pour la radicalité. Une douceur pressante, une bonté de prédicateur.

mardi 16 octobre 2007

D’« I Like To Move It » à « Coupé décalé mania »

Il est difficile de résister à la rythmique du coupé décalé, avec son temps doublé et son survoltage fervent. Mais en se faisant missionnaire, à la recherche d’un crossover lucratif, il ramène à la vieille question de la prostitution des musiques du Sud, de leur affadissement, de leur créolisation, de leur mondialisation. La compilation très promotionnée Coupé décalé mania lance en single un Coupé décalé dans la cité de Jet Set et Muss qui utilise massivement la ligne de beat d’I Like To Move It, hyper-tube dance déjà solidement amorti. Et on entend partout des emprunts au rap français, au zouk, au r’n’b, idiomes qui tous ont leur poids et leur pertinence sur les dancefloors ivoiriens.
Donc on ne sait si la posture est celle de Kassav’ empruntant au soukouss dans An Malad Aw ou celle d’Exile One travaillant maladroitement le reggae dans sa kadans. Si nous sommes dans les mêmes processus qui font chanter la salsa aux Zaïrois et aux Sénégalais dans les années 60 ou dans ceux qui fabriquent un tango sous-tinorossien à la même époque aux Antilles… Et la question du goût n’a rien à y voir : les guitares zaïroises du coupé décalé d’aujourd’hui ne sont peut-être pas seulement une survivance de l’ordre général des musiques urbaines africaines depuis trente ans ; elles sont peut-être devenues une donnée idiosyncrasique de la musique ivoirienne, comme les couleurs blues électriques sont résolument chez elles dans la chanson française.
Ce qui est instructif avec une telle compilation, c’est que certaines chansons semblent avouer une servilité touchante, tandis que d’autres « sonnent » moins directement obséquieuses. Mais, là encore, ma perception est forcément oblique et très personnelle, selon ma propre expérience créole, ma propre culture de passionné des musiques urbaines africaines, mes propres précautions éthiques quant à l’idée de crossover… C’est dire que le débat récurrent sur la « musique pour le Blanc » et la « musique pour nous » n’est pas près de se clore.

lundi 15 octobre 2007

Un singulier portrait de Suzy Solidor

Suzy Solidor a une drôle de réputation, entre son Lily Marlène qui lui a apporté de beaux ennuis et sa liberté saphique crânement assumée. On oublie volontiers sa position à l’entre-deux compliqué, quelque part entre les meilleures manières de la chanson réaliste (les roulements de la voix dans Escale) et un « poétisme » un peu hautain de diseuse fière de l’être.
Martin Pénet sort un CD d’une folle érudition sur l’art de Suzy Solidor, avec une foule d’enregistrements radio jamais entendu par quiconque a moins de cinquante ans. Dans les dialogues avec les animateurs, on est ébloui par le snobisme de son accent, par la vanité toute droite de ce qu’elle dit d’elle-même (« Je suis une diseuse. J’ai une grosse voix de garçon et le matin, on me dit « bonjour monsieur » au téléphone. Je ne suis pas du tout une chanteuse. »), par le mépris attentionné de cette époque pour l’art populaire de la chanson…
Au-delà de ce portrait d’une époque, il y a une curieuse interprète, qui aborde Le Parapluie de Georges Brassens avec des gravités salonardes, La Fiancée du pirate avec des politesses inattendues, La Chambre de Léo Ferré avec des délectations toutes légères… Une sorte d’envers mondain de Juliette Gréco, qui trouve des humeurs futiles aux plus noires pages du répertoire. Outre la performance de l’exhumation de tels documents et de leur restauration, un portrait sublimement raffiné.

vendredi 12 octobre 2007

Parler de la musique de Brassens

A l’université Brassens, organisée dans le XVIIIe, à Paris, beaucoup de gens parlent et disent des choses fortes. Claude Barthélémy sort la guitare et dit de très justes choses sur la musique de Brassens. « Ce n’est pas un héros de la guitare, mais un frangin, un peu comme Keith Richards. » Il parle des écarts de tessiture, comparant par exemple la petite quinte de la mélodie de Tombé pour la France d'Etienne Daho et les larges écarts de Je me suis fait tout petit. Remarque qu’il « met la complexité à la portée de tout le monde. »
Il pose une bonne question sur la qualité singulière de ces musiques écrites pour ne pas être arrangées, de présenter tout à fait nues ses mélodies. Il faudrait prolonger par une réflexion sur la rythmique de ses chansons, tant on sait qu’il en a travaillé beaucoup en s’accompagnant en frappant sur un bord de table. Il faudrait aussi réfléchir à la parole telle que prononcée par Brassens, à son accent tonique, à la fonction de la lenteur dans sa manière de chanter. Je me demande si ce n’est pas là qu’il y a le plus de promesses de découvertes.

jeudi 11 octobre 2007

Charles Aznavour, fol orgueil, belle franchise

Mardi soir, première d’Aznavour au Palais des Congrès. On n’y croit pas, évidemment, à cette longévité, mais il prévient au bout d’un moment que, tant que la voix va, il continuera. Le micro tremble un peu dans la main, la justesse est parfois rétive (il cherchait le ton de l’Ave Maria avec un brin de nervosité, quand même) et il garde une ferveur crâne et finalement assez joyeuse. J’ai beaucoup aimé qu’après Pour faire une jam, il demande à son groupe de reprendre toute la chanson avec un tempo plus vif, un tempo de gamin des années 50 – un tempo sur lequel lui-même a un peu de mal à ne pas s’essouffler.
Surtout, surtout, surtout, il y avait J’abdiquerai, huitième chanson du concert et suite de Je m’voyais déjà – qu’il ne chante pas, d’ailleurs. J’abdiquerai est sans doute la couronne d’un 2 décembre 1804 qu’il se pose lui-même sur la tête, le long inventaire de ses adieux, chaque adieu étant une gloire d’une carrière de légende. Comment ne pas saluer le phénoménal orgueil de ces vers-là : « Et s’il me reste encore un beau spectacle à faire/Un bel enterrement flatterait mon ego »… Personne ne pourrait oser parler ainsi, sauf lui, entré au Panthéon de son vivant.
Quand je l’ai rencontré la semaine dernière, il avait un grand sourire sur le plaisir que lui fait la gêne de ses pairs devant cette chanson. Mais, enfin, quelqu’un a dit tout haut les plaisirs vaniteux de ce métier, a écarté les rideaux sur le rêve de se survivre.

mercredi 10 octobre 2007

Sophie Térol, glace et feu

Que sait-on faire des fantaisistes en France ? Peut-on admettre qu’une chanteuse soit avec autant de pertinence drôle et dramatique, bouffonne et romantique ? Je ne cache pas, depuis quelques années, mon enthousiasme pour Sophie Térol, dont je n’ai pas l’impression qu’elle conquiert facilement une place au soleil – plutôt une aura discrète, cantonnée aux parages de la chanson-française-de-qualité-bonsoir.
Puisqu’elle est pour un mois à Kiron en début de soirée, juste avant Karim Kacel, je suis retourné la voir. Quelques nouvelles chansons et toujours l’ampleur de son incroyable grand écart : l’extrême gauloiserie du refrain « Il est aux waters Paulo, il a une fidèle gastro » et ses bouleversantes chansons d’amour (« Mais qu’est-ce donc que l’amour quand on est seul chez soi ? »). Son personnage est toujours aussi unique, entre une sorte de fureur comique qui assume toutes les dingueries (gros numéro sur J’ai un zizi) et la fêlure amoureuse mi-hystérique, mi-fantasmée. C’est une Barbara qui ne croirait plus au bonheur en même temps qu’une Annie Cordy qui ne voudrait pas de Broadway – une peine et un rire à la fois dans une audace d’himalayiste.
Donc, comment un personnage tel que celui-ci peut-il se rendre soluble dans les médias à large spectre, avec sa nuit si sombre et son soleil si radieux ? Il lui faut forcément le temps d’être glace et feu, sans espoir de jamais parvenir à la tiédeur, et tout cela est plus que difficile par les temps qui courent.

mardi 9 octobre 2007

Sarclo, le garçon qui crache sur les tombes

Nouvel album de Sarclo. Toujours furieux, toujours tendre, quelque chose d’un bel humain. Il n’aime pas les riches, ce qui n’est pas un mauvais sentiment. Il parle beaucoup d’amour, ce qui est une saine chose.
Il a fait aussi une chanson (c’est la plus courte, 1’47) qui dit : « A la mort de Pierre Bâche-Lait/Je m’ai fait une poêlée de rognons/En chantant d’un air guilleret/T’es mort. J’ai mis du citron ». Moi, j’aimais bien Pierre Bachelet. Il n’avait pas fait que des bonnes chansons. Et alors ?
Je me suis demandé – connement, mais demandé quand même, puisque une chanson me posait la question – si je préfère Bachelet à Sarclo ou Sarclo à Bachelet. On demanderait Bachelet, Sarclo ou Brassens, je saurais qui ; ou alors Bachelet ou Brassens, ou alors Sarclo ou Brassens. Mais Bachelet ou Sarclo... C’est comme choisir entre steak-frites et côte de porc-frites, pile ou face, Badoit ou San Pellegrino.
Un rebelle et un chanteur de variétés ? Je ne pense pas que Bachelet a fait exprès de toucher le public, que Sarclo fait exprès d’écrire des chansons qui n’atteignent pas le prime time – question de conformation, d’époque, de pas de pot, peu importe après tout ; le plus grand mensonge que l’on puisse proférer dans ce métier est « peu importe que je vende mille disques ou un million ».
Dans l’immédiat, je suis bien content que Sarclo soit toujours vivant. Je le reverrai avec plaisir sur scène, j’ai envie qu’il sorte encore des disques. Je n’aimerais pas que quelqu’un aille cracher sur sa tombe. Je ne suis pas pressé d’écrire sa nécrologie. Au demeurant, je crois que celle que j’ai faite pour Bachelet était vraiment sincère.

lundi 8 octobre 2007

Johnny Hallyday, la séduction de la mesure

Voici donc que Johnny ne crie pas. Nous commençons à recevoir les copies de presse du Cœur d’un homme, son nouvel album qui sortira le 12 novembre et c’est peut-être cela la première surprise : un Johnny Hallyday qui adopte un chant moins expansif, moins exclamatif, moins obsessionnellement viril. Il commence à donner de la voix seulement au cinquième titre, Vous madame, après avoir pourtant traversé quelques titres dans lesquels, en d’autres temps, il aurait mis tous les vumètres dans le rouge.
Et qu’on n’aille pas me dire que c’est parce que le concept de cet album est d’aller vers le blues classique. Mais je me souviens avoir entendu Yvan Cassar s’interroger sur le tout-à-fond-tout-le-temps de Johnny. Sur une bonne partie de cet album, c’est comme si convergeaient les idées de mesure et de sincérité. On voit bien ce qui aurait pu être fait de Que restera-t-il, chanson sans grandes ailes de Didier Golemanas : on connait des albums sur lesquels seront montés de couplet en couplet une grosse escouade de cuivre et un lourd plafond de chœurs tenant les notes fortissimo, des albums sur lesquels Johnny aurait sorti la bonne grosse voix jaillie des tripes, le front en sueur et les poings serrés. Là, tout tient en un bon country-blues à peine beurré de pedal steel guitar.
Evidemment, on retrouve ses majuscules en caractères gras ici ou là, comme dans Ma vie (avec Abraham Laboriel, pour le recours constant au canon de marine) ou Ce que j’ai fait de ma vie (ah ben, en voilà une thématique qu’on la fréquente !). Mais on aurait pu craindre l’attaque des grosses paluches dans sa reprise de Sarbacane de Cabrel – eh non !
On dirait qu’il abandonne ses habitudes au profit d’une orthodoxie : dans T’aimer si mal avec Taj Mahal en guest star, il ne s’amuse pas à essayer de dominer la forme, la bonne pratique, le cliché. (Au passage, ne refusons pas de goûter le texte de Marc Lévy : « Je vais t’haïr si bien/Que je serai fou de toi/Et coulent dans tes veines/Mon opium et ma peine/Je veux sentir ta bouche/Te coller à ma peau ». Je pense que, quand je parlais des questions d’esthétique dans la chanson française avec les étudiants du DESS à Angers, ce texte aurait très bien collé pour le module sur « sens vs abstraction ». Un beau modèle de prolifération de signes sans souci de leur cohérence de détail, quelque chose qui fait penser aux évolutions des textes de Mick Jagger pour les quelques derniers albums des Rolling Stones. Clichés et abstraction, clichés et décollage des réalités tangibles. Enfin, c’est une autre histoire, mais je pourrais continuer jusqu’à demain matin.)
Curieusement, cet album est d’autant plus séduisant qu’il montre un Johnny dépouillé de ses séductions les plus usuelles, mais sans jamais prétendre à une originalité nouvelle. Un coup de génie, peut-être : la révolution par l’ordinaire, le renouvellement par le classicisme, le retournement par le lieu commun… Joli coup.


Et puis une belle chanson, franchement, Chavirer les foules, de Michel Mallory : « Une idée forte sur un bon thème/Qui sonne bien, qui sonne actuel/Un truc qui parle de nos problèmes/De nos amours et de nos peines/En un langage universel/Ça, ça fait chavirer les foules ». Voici qui me rappelle une chanson enregistrée il y a presque quarante ans, Hit parade, pour le film Les Poneyttes, bien oublié depuis : « Dans un fauteuil vous êtes là/Sans problèmes et sans tracas/Moi je dois chercher déjà/La chanson qui sera dans le hit-parade (…) Une chanson qui devra plaire/Au public voilà l’affaire/Qui parlerait de l’amour/Désespéré sans retour ».

vendredi 5 octobre 2007

Michel Fugain peut-il être un devin ?

« C’est comme un artisan qui regarde les travaux qu’on a fait chez vous qui demande : « Et il vous a fait payer combien ? » Conversation mercredi avec Michel Fugain, qui en vient à la condition d’artiste présent depuis quarante ans, à l’expérience de l’aîné qui voit, sous les énormes succès du moment, qui va rester et qui va disparaitre. Un regard qui ne se partage pas, affirme-t-il. « Si on aime le saucisson, on ne va pas derrière voir travailler le charcutier. » Mais en revanche il peut y avoir l’œil de l’artisan et ses sous-entendus quand il regarde le boulot de son collègue…
Je suis curieux de tout cela, évidemment. J’ai bien sûr des intuitions, parfois même des prédictions motivées, mais il y a toujours la part de mystère, d’imprédictibilité irréductible. Ceci dit, je pense qu’il y a toute une part de ce métier qui est transparente, qui est pour une part objectivable. Quand on est backstage ou dans les allées d’un festival avec Jean-Claude Camus ou Olivier Poubelle – qu’on peut prendre pour les symboles de deux générations de producteurs –, on entend forcément tomber des jugements lapidaires qui expliquent pourquoi ils n’ont pas voulu tourner Untel ou pourquoi ils se sont séparés d’Untel. Et il y a forcément, outre leur décision d’entrepreneur, quelque chose qui s’attache au fonctionnement général de notre société. (Par exemple, sans parler de ces deux producteurs-là, je me souviens de ces deux années au cours desquelles l’énorme majorité des gros tourneurs ont bazardé leurs artistes de rap. Mouvement général, avant le backlash commercial et idéologique.) Tous ces gens-là ont une compétence, des références, un savoir collectif et individuel qui peut sans doute éclairer une bonne partie des évolutions culturelles et commerciales dans le domaine des musiques populaires.
Mais où se trouve la limite ? La part d’imprévisible est-elle la même que la part d’inexplicable ? Autrement dit : peut-on prévoir si Rose aura un gros succès et pas Orly Chap ? peut-on vraiment comprendre, a posteriori, pourquoi Rose et pas Orly Chap ? Evidemment, c’est là toute la question : à partir de quand et jusqu’à quand ne sait-on pas ? Et quand Julien Clerc se découvre en première partie de Gilbert Bécaud à l’Olympia et qu’on voit, toujours Fugain dixit, « un soleil », ne peut-on pas le voir aussi quand passe un des météores de l’époque ?
Comme critique autant que comme cinglé de chanson, je me pose souvent ce genre de question : peut-on voir, deviner, prédire ? Et pourquoi, quand j’avais raison sur Vincent Delerm, me suis-je trompé sur Arielle ? Et à partir de quand sait-on mieux prévoir ? Fugain peut-il être sûr de lui après quarante ans dans la chanson, ou cela fait-il quarante ans qu’il est sûr ?

mercredi 3 octobre 2007

Le nouveau modèle économique : le contre-exemple Radiohead

Le nouveau modèle économique de la musique enregistrée ressemble de plus en plus au bonneteau des rues louches – le « Où qu’est-y ? Où qu’est-y ? » du camelot, le chaland qui ramasse trois biftons sans rien comprendre, le comparse fébrile, la complicité tacite des spectateurs qui regardent le pigeon se faire plumer… On nous raconte beaucoup que l’on va trouver de nouvelles solutions, qu’il faut être inventif, qu’il faut briser les tabous de la vieille industrie et de ses CD.
Là, nouveau choc : Radiohead qui annonce que son prochain album sera téléchargeable à un prix librement fixé par ses acheteurs. Joli coup. Ça repart pour un tour de babil sur le nouveau modèle, sur les nouvelles ambitions, sur les défis formidables que l’époque nous propose. « Où qu’est-y ? Où qu’est-y ? », encore une fois.
Il reste que les « coups » de la nouvelle économie du disque, que les prémices ce nouveau modèle économique ont quelque chose en commun : l’album de Cerrone couplé avec les téléphones Samsung (premier « disque d’or digital »), Prince qui sacrifie les ventes en magasins en Grande-Bretagne pour mettre son CD dans un journal, Madonna qui réserve son single à un opérateur de téléphone, Paul McCartney qui sort son album dans les cafés Starbucks, Manu Chao qui vend Sibérie m’était contéee dans les kiosques à journaux… Tout cela ne concerne que des artistes qui ont explosé au temps du vieux modèle économique, qui ont imposé nom, image et back catalog à l’époque du CD vendu à la tonne.
Et c’est peut-être ça qui rend toutes ces démonstrations peu convaincantes : sans les millions de CD vendus d’OK Computer, Radiohead aurait-il cette puissance aujourd’hui ? sans trente ans de commerce du vinyle et du CD, Cerrone pourrait-il contourner les règles auxquelles il s’est si longtemps soumis ?
(Je me souviens des singles de Radiohead à l’époque de Kid A, sortis tous en trois ou quatre versions avec des bonus et des remixes différents, et des pochettes avec variantes selon les pays, pour tondre le fan « complétiste ». Ça, c’était la belle époque du racket par le CD. Mais maintenant, Yorke parle d’un nouveau rapport avec le public. C’est gentil.)
On revient à la polémique David Bowie d’il y a quelques années, lorsqu’il parlait de la mort du droit d’auteur : cette posture militante est-elle tenable lorsqu’il s’agit de construire une carrière, d’investir sur un pari esthétique ? Prétendre que le droit d’auteur n’a plus de sens, n’est-ce pas précisément le propos d’un artiste qui a construit sa prospérité et sa liberté artistique sur des lustres de droits d’auteur méticuleusement perçus ?
Le nouveau modèle économique tel que dessiné là convaincrait s’il parvenait à fonctionner sans s’appuyer sur l’univers ancien. Mais là, on ne voit toujours rien venir qui puisse refabriquer de la richesse. Cette bonne vieille richesse qui a installé le panthéon que l’on révère, toutes générations confondues.

mardi 2 octobre 2007

Etienne Daho, jamais aussi bien

Les critiques sérieux doivent s’abstenir d’employer les adverbes jamais et toujours. Donc n’hésitons pas : jamais un disque d’Etienne Daho n’a été aussi beau que L’Invitation, qui sortira début novembre. Jamais sa voix n’a été aussi proche, jamais il n’a été aussi fièrement en apesanteur entre dépression et félicité, jamais il n’a été autant en harmonie avec l’orchestration de ses chansons (David Sinclair Whitaker lui-même). On en reparlera, évidemment.
Et puis il y a avec l’album un petit disque de cinq reprises en anglais : Little Bit of Rain de Fred Neil, I Can’t Escape From You d’Hank Williams, Cirrus Minor de Pink Floyd, My Girl Has Gone de Smokey Robinson, Glad to be Unhappy de Rodgers et Hart. Merveilleux accent français, choix superbe, références lettrées et étourdissantes (il faut comparer son Little Bit of Rain valeureux et sensuel, avec celui de Karen Dalton, déchiré et agonisant, deux états de l’âme si opposés et révélateurs…), arrangements à des sommets de richesse. Dans l’exercice de la reprise frenchy, je crois que je n’ai jamais (encore jamais !) été séduit à ce point par la cohérence et le goût d’un regard sur le bagage anglo-saxon : de Broadway au prog-rock, du folk urbain à l’apogée de la soul… Nous ne sommes pas encore à Johnny Cash chantant tout ce qu’il aime dans les albums American (Daho a au moins trente ans devant lui, avec son ventre plat et sa vie saine), mais il y a une sorte de souveraineté dans l’approche qui me touche beaucoup. Il semble chanter ce répertoire comme Brassens chante Mireille et Jean Nohain ou Charles Trenet, avec plus de connivence que d’engagement, plus de mémoire de soi-même que de révérence aux grands modèles, et sans rien céder nulle part à la tentation de l’imitation.

lundi 1 octobre 2007

Denis Cuniot, le klezmer en solitaire

C’est fort agréable de revenir de temps à autre au disque Confidentiel Klezmer de Denis Cuniot. Depuis sa parution il y a quelques mois, je le reprends régulièrement pour ses mystères autant que pour ses qualités familières – l’oxymoron, d’abord, de jouer de la musique klezmer en solo au piano ; l’évidence, ensuite, d’une telle proposition.
Dans le son, il y a les médiums métalliques qui font penser à la manière dont Keith Jarrett manie aussi les ostinatos. Et il y a ces aigus grenus et envoutés, parents des Orients du qanun ou du santour. Et surtout une incroyable grammaire rythmique qui avoue tout, qui assume et revendique une identité musicale d’une virtuosité magnifique autant que d’une insondable mélancolie.
On imagine que peut-être jadis et là-bas cette musique a été jouée par un pianiste solitaire. Mais était-ce un pianiste équipé de ce matériel harmonique, de cette vision de l’espace, de cette richesse dans les approches mélodiques ? Etait-ce un pianiste qui jouait tout ensemble la musique et le désir de musique ?
Autrement dit, la musique traditionnelle, la musique des musiciens routiniers, la musique des premiers jours du monde, est-elle trahie ou magnifiée par notre idée de l’interprète créateur, du musicien libre d’aller au-delà de sa culture (ou de sa partition, ce qui est en l’occurrence la même démarche) ?
Ce que j’aime chez Denis Cuniot en solitaire, c’est justement l’exploration personnelle d’une tradition, d’un corpus collectif, d’une humeur historique. Et que cette exploration personnelle est magnifiquement respectueuse du klezmer ancien. On peut même imaginer qu’il y prend le geste originel des klezmorim sans l’urgence de la danse, de la pièce dans le chapeau, des frottements humains qui faisaient jouer russe, ukrainien ou parisien en Yiddishland. Une sorte de klezmer sans l’histoire, et dans la paix, et dans la richesse culturelle de notre siècle – celui qui en sait le plus long sur la musique.