vendredi 31 août 2007

Ghost track, ringardisme et Moriarty

En 1988, j’ai acheté en CD l’album Short, Sharp, Shocked de Michelle Shocked. Bel album troublant. En pleine période Tracy Chapman, j’aimais forcément cette artiste aux belles guitares acoustiques et à la voix chargée de réel (c’est l’album d’Anchorage, « But you know you’re in the largest state in the Union/When you’re anchored down in Anchorage »). Donc j’écoute dix chansons et soudain une guitare électrique à fond et un putain de machin rock à fond. Sur la pochette, seulement dix titres ; le lecteur de CD affiche 11. Alors je pars à la Fnac. Je n’étais pas le premier. Le vendeur me dit tranquillement que c’est normal. Il y a bien onze chansons.
Maintenant, on sait que la chanson s’appelle Fog Town. Mais, à l’époque, c’était mon premier ghost track. J’ai retrouvé une vieille liste de ghost tracks, qui cite un album de Chris Whitley, le deuxième album de Cracker, Geraldine Fibbers, un Jad Wio… Parce que, dans les années 90, on en a vu partout. Et même des bizarreries, comme un titre que l’on atteignait en faisant défiler à rebours à partir de la piste 1, des pistes vides qui faisaient tourner les chiffres sur l’écran du lecteur jusqu’à 99, des plages de vingt minutes de silence et soudain un énorme accord de gratte qui réveille la maison…
Et puis c’est devenu juste chiant. Trop de gags bidon, de trucs puérils, de blagues ratées. C’est devenu raisonnable, explicable. Laurent Voulzy met sa version de Duel au soleil d’Etienne Daho en ghost track sur La Septième Vague parce qu’il enregistre et mixe tellement tard que la pochette est déjà finie et qu’il n’est plus temps d’ajouter un titre au tracklisting.
Mais il y a de la résistance. Bizarrement, c’est dans le rock plus ou moins indé, dans l’électro, dans le folk basse tension, que l’on en entend toujours. Ainsi sur le disque de Moriarty qui sort à cette rentrée et que j’ai écouté aujourd’hui. De belles choses, assurément, de belles textures sonores. Mais qu’est-ce que vient faire ce machin à la fin du dernier titre, comme une chute de bande mal collée à la fin du disque (tout le monde n’est pas les Beatles découvrant Her Majesty en codicille d’Abbey Road). Une impression un peu gênante, finalement, comme si le ringardisme s’invitait dans un beau moment de musique. Peut-être le ringardisme ne se niche-t-il plus que là, d’ailleurs, dans la manière d’offrir la musique…

jeudi 30 août 2007

Manu Chao, la marge et le travers

Comme tout le monde, j’aime Manu Chao. Hier, le concert surprise à la Boule Noire (d’ailleurs, on aurait pu deviner que ce serait là, en bas de chez lui) était évidemment énorme. Un grand chaudron bien nourrissant de son jambalaya de musiques à bouger.
Il reste que nous sommes forcément frustrés, mes camarades et moi. Il sera à peine resté à Paris, n’a pas parlé à la presse, parlera on ne sait quand, ou peut-être pas, ou plus tard… Cette absence-là est-elle inscrite dans sa musique ? Sa liberté doit-elle nécessairement prendre ces couleurs de départ ? Au-delà de notre frustration à nous, journalistes, je ne sais pas s’il n’y a pas aussi une ambiguïté foncière dans ce rapport à l’apparat du business, à ses habitudes de promo, à ses pratiques codifiées.
Le mouvement chez Manu Chao est une dialectique de retrait et de surgissement, d’évitement et d’épiphanies. En se faisant explosion, commando, geyser, orage, il ne peut se résoudre à la sage rectitude de son métier. Cela n’en fait pas une autre nature d’artiste pour autant : il reste musicalement très accessible, voire prévisible, même son travail et sa manière sont réellement uniques ; il reste sensible aux mêmes pousse-au-jouir que ses confrères, des acclamations du public à l’extase des critiques ; il reste engagé dans la même course que, disons, Têtes Raides ou Tiken Jah Fakoly (close to the edge mais dans une économie commerciale assez clairement délimitée)… S’il se rapproche du modèle Bob Dylan (disert et secret, très présent et très absent à la fois), Manu Chao ne parvient pas encore à montrer un autre modèle, à retourner le système. Autrement dit, j’ai l’impression qu’en choisissant la marge de ce système, il s’y réintroduit par le travers, ni tout à fait dedans ni tout à fait dehors, ni vraiment complice ni vraiment exilé. Une posture durablement provisoire et passionnante, certes. Mais une posture ambiguë néanmoins.
Je ne lui demande pas une position plus extrême, non. J’aimerais juste quelque chose de plus lisible. Mais je crois aussi que l’époque ne lui donne guère l’occasion de fabriquer son utopie ; ou alors elle n’est plus accessible à la souveraineté du vieux rêve alternatif qu’il continue d’incarner.
Et voilà, c’est ça : je ne sais pas s’il incarne toujours une ferveur vieille d’au moins vingt ans ou s’il dessine un futur des musiques. Un vieux gamin des années 80 ou le prophète des prochaines années 10 ?

mardi 28 août 2007

Pour en finir avec Pascal Sevran

J’ai de l’affection pour Laurent Balandras, tendre garçon et éditeur fervent, grand connaisseur de mille choses de notre métier et vif passionné de la chanson. Hier, je reçois son nouveau livre : Pascal Sevran, le maître chanteur, l’homme à qui la chanson ne doit rien. Qu’on ne s’attende pas à autre chose : c’est un flingage.
Un flingage remarquable, au demeurant. Il a tout lu, tout retrouvé, tout décortiqué (ah, notre précieuse carte jaune de la BN !) et a constitué un dossier à charge qui, curieusement, n’est pas toujours dépourvu de tendresse. La démonstration d’imposture et d’hypocrisie n’en est que plus cinglante. Balandras rappelle l’inculture, la platitude, l’incohérence des productions de Sevran, qu’il soit auteur de chansons, écrivain ou animateur de télévision. C’est un jeu de massacre d’une férocité réjouissante. Pêle-mêle, il rappelle que Sevran a signé un dictionnaire du music-hall, en 1978, sans Gainsbourg, Sheila et Souchon, qu’il est plus perspicace sur la destinée à venir des leaders du Parti Socialiste que sur la carrière des jeunes chanteurs qu’il prétend soutenir, qu’il a écrit une affreuse chanson d’hommage à Sylvie Vartan après l’avoir longtemps trainée dans la boue dans ses écrits…
Et moi qui suis facilement gêné par la mauvaise foi de mes contemporains, je ne trouve finalement pas trop à redire à la méthode, à son systématisme comme à sa malignité. C’est habile, mais sans doute pas trop, puisque le but est clairement d’assommer l’adversaire. Peut-être va-t-il y a avoir un référé, un procès, une condamnation (et puis une diffusion clandestine sur internet, nananère), mais je trouve l’exercice plutôt sain.
Et puis j’ai beaucoup ri. Et puis je sais maintenant qui est l’auteur du calembour de si bon goût qui appelle Rika Zaraï la mûre des lamentations.

lundi 27 août 2007

Shivaree et l’autoportrait par citations

J’ai toujours eu de l’affection pour Shivaree, ou plutôt Ambrosia Parsley, comme je pense la plupart de mes confrères. Une sorte de rockeuse américaine, qui a tant de choses en elle qui sont tellement européennes… A son tour, elle sort un disque de reprises, Tainted Love (sortie en novembre mais il est déjà disponible en import moins cher qu’il sera dans les bacs, sur amazon.fr). A son tour, elle joue à ce jeu de cartographie d’un univers musical : Michael Jackson pour le paradoxe et Good Night Irene pour l’enracinement (comment imaginer qu’elle ne connaisse pas la récente version de Tom Waits ?), un Gary Glitter et un Rick James, un Chuck Berry et un R. Kelly…
C’est réussi, évidemment. Peut-être moins radical que les reprises de Cat Power (Satisfaction sans refrain, encore plus pertinent que la reprise par Devo, on en rit encore), mais certainement plus personnel que le travail de Patti Smith. Et Tori Amos ? Et kd lang ? Et mille et mille albums de reprises en forme d’autoportrait par citations...
C’est justement ça l’histoire : j’ai l’impression qu’on est tellement perdu dans tous ces univers personnels (ça, on l’écrit souvent : « Tartemolle nous entraine dans son univers personnel ») que l’on a besoin de boussole. A force de descendre dans tant de singularités et de psychologies à part, on doit se sentir assez confus pour avoir besoin de repères. Les chansons personnelles d’auteur-compositeur-interprète peuvent séduire mais il n’est pas forcément facile de les situer sur le planisphère. Rien qu’Amy Winehouse, ça fait du boulot : est-ce la famille PJ Harvey, la famille Joss Stone, la famille François Hadji-Lazaro ? Alors, rien de tel qu’une bonne série de reprises. Chez Shivaree, il y a de la pop anglaise mais pas de crooners américains, un peu de torch song mais pas d’emprunt postmoderne à la dance music… On se sent rassuré, en connivence. Ou alors agacé, soudain froid. Finalement, c’est assez risqué. Shivaree, c'est réussi.

vendredi 24 août 2007

Niels Lan Doky : enfin une chanson française convaincante dans le jazz

Je parlais il y a quelques jours du pensum que constituent certains albums de reprises jazz de chansons françaises. Secrètement, je pensais que le prochain disque du genre finirait sur la pile de ce que j’écouterai quand je serai à la retraite. Mais il y avait eu Italian Ballads de Niels Lan Doky, pianiste pour qui j’ai du respect et du goût, ce qui m’a fait écouter French Ballads (qui sort seulement le 10 octobre, mon Dieu !, j’ai du temps avant d’en parler dans le journal). Et c’est un des disques les plus musiciens de la saison. J’ai rarement entendu une telle richesse de lecture de grands gros thèmes de la chanson française, une telle profusion de couleurs dans le camaïeu d’une approche amicale des chansons. Le trio (avec François Moutin à la basse et Jeff Boudreaux à la batterie) est régulièrement prodigieux, pour tout dire. L’entrée de la contrebasse dans L’Hymne à l’amour et puis ces rubatos vertigineux, aussi déchirants que les mains de Piaf allant quêter l’amour devant elle, de part et d’autre du micro ; l’impeccable jazzité de Sous le ciel de Paris, écervelé comme on sait l’être à Broadway ; la contrebasse encore qui pose le thème dans Les Trois Cloches, avant le récit très romantique du trio ; le romanesque de La Bohème, qui a pris avec quelques angles, quelques aspérités, une ivresse délicieuse (les toms, les toms !)… Quelque chose de tout simple, mais d’une efficacité et d’une générosité étourdissantes.

jeudi 23 août 2007

Yelle, peste officielle

La peste est un joli rôle de la chanson française. Il y a les allumeuses, les garces, les ingénues, les dangereuses, les écervelées, toute une gamme de Gréco à Lio, de Bardot à Sabine Paturel. Cette saison, c’est Yelle. Le très réussi Je veux te voir avec l’attaque « Cuisinier avec ton petit sexe entouré de poils roux », d’abord. Gros succès Youtube et late night TV. La fraicheur d’une belle absence de complexe, d’une saine absence de censure – un tout petit frisson de nouveauté : une fille dit le mot « bite ». Puis la remise littérale et totalement inutile d’A cause des garçons, bricolage commercial un peu miteux. Album à la rentrée, donc. On sent déjà que tout le monde va noter Mon meilleur ami, ode au sex toy. S’il n’y avait que ça…
L’impression que ça me fait est celle d’un travail sympathique mais poussif, bien fichu mais dispensable. En gros, elle décline sur dix nouveaux titres le personnage de Je veux te voir, libertine, insolente et fielleuse, affranchie des bonnes mœurs comme du féminisme de Maman. Le ton de Zazie dans Zazie dans le métro dans une bouche de jeune adulte, une époque de mecs qui boivent des bières et regardent du X.
Hélas, cela sonne très vite très prémédité, très gadget. On est loin des colères d’Adrienne Pauly ou des rosseries de Constance Verluca, pour ne parler que du récent. Je crains qu’il n’y ait dans cet album pas grand-chose de plus que des gros mots avec une voix de fille, une couche d’électro habitée avec un petit ton teigneux. Et que cela ne soit, au bout du compte, que presque rien. C’est bêta. Elle aurait sans doute dû élargir le spectre à d’autres postures que celle de la peste. Je me demande si un directeur artistique n’est pas intervenu…
Par surcroit, il faudrait se méfier du non-féminisme, de cette posture qui consiste à dire « je ne suis pas militante, je n’ai pas à me battre, je veux être respectée en tant que personne et non uniquement parce que je suis une femme ». Je persiste à penser que la bonne réponse à une variété et à une télé qui bitchisent les filles n’est pas de parler du slip des garçons (ils vont se contenter de ricaner) mais un discours sérieux et grave. Je crains qu’en plus d’être une gentille peste officielle, Yelle ne soit aussi une complice active du rabaissement général de la femme, ces dernières années dans les cultures populaires.

mercredi 22 août 2007

Björk, le changement comme continuité

Il y a quelques années, alors que je venais de sortir ma biographie de Gréco, j’avais été invité à la Sorbonne pour parler aux étudiants d’un DEA. J’avais choisi d’évoquer trois moments de sa carrière dans leur rapport à la mode, au contexte culturel du moment, aux tendances commerciales et « chic » de l’époque. A la fin, le prof m’avait posé une question assez désarçonnante : pourquoi est-ce Juliette Gréco qui passe à la postérité, qui occupe la place dans les livres d’histoire, qui est perpétuellement présente dans les bacs, alors que Catherine Sauvage, disait-il, était une bien meilleure chanteuse, et s’efface peu à peu de la mémoire, à mesure que ses contemporains disparaissent. Il m’était venu à l’esprit une réponse un peu idiote : parce que Gréco était belle, souriante et élégante, alors que Catherine Sauvage avait toujours l’air d’engueuler son monde et s’habillait de toile de jute. C’était idiot, et d’ailleurs je ne l’avais pas dit. J’avais répété ce que j’avais dit sur la cohérence entre un parcours artistique et un temps historique, mais cette fois-ci du côté du perdant – l’austérité janséniste de ses orchestrations quand Gréco travaillait avec Legrand ou Popp, la noirceur unie du répertoire quand Gréco rejoignait parfois la note heureuse de l’époque…
Même question pour Björk. Pourquoi elle et pas Yoko Ono, Nina Hagen, Lene Lovich ou Kim Gordon ? Pourquoi est-ce elle que l’on met non seulement en long dans les dictionnaires du rock, mais aussi en photo sur le pêle-mêle de la couverture ?
Hier soir à Nîmes, elle était superbe, évidemment. Peut-être plus historique que servant le plaisir au comptant : le public de la fosse s’est brièvement dégourdi les jambes sur Hyperballad, à la fin du set, et c’est un peu tout pour les accros du boumboum. Il y a quelque chose de prémédité dans l’effet qu’elle fait : elle vient annoncer un nouvel âge chaque année, une nouvelle révolution à chaque tournée, comme si le rock ne devait jamais être laissé en repos.
C’est peut-être pour cela que, finalement, « elle et pas… ». Björk pratique la rupture permanente, la subversion par système, le changement comme continuité. C’est cette attitude-là qui peut-être la sauve, et en tout cas lui assure l’entrée de son vivant au Panthéon : comme quelques artistes du siècle (Picasso, notamment, disais-je un jour dans Le Figaro), elle ne se résout pas à simplifier son monde, à aller à la rencontre de ce qu’on lui demande, fut-ce de rejouer sa révolution précédente. Une solitude, finalement. Mais quel règne…

mardi 21 août 2007

Anne Sylvestre, fidèlement, profondément

Une saison avec de l’Anne Sylvestre est une meilleure saison. J’ai reçu l’autre semaine son prochain album et je l’ai prolongé en piochant dans l’iPod sur mes dernières routes bretonnes de vacances. Comparer, chercher les fils, les forces, les axes. Oh, elle a perdu dans les aigus.
Mais pour le reste elle partage avec Brassens cette curieuse maturité instantanée de l’écriture, comme s’il n’y avait pas d’années de formation, pas d’amollissement, pas de rabâchage, pas de périodes. On peut distinguer des temps, bien sûr, mais ils lui sont plutôt extérieurs : l’époque qui exige une parole aux femmes, l’éveil à une conscience de la Terre, les couleurs d’arrangements. Pour le reste, c’est le verbe d’ébéniste, la précision émotionnelle des musiques, l’élégance soignée des images.
Son nouvel album, donc, parle beaucoup d’elle-même, comme toujours, et beaucoup du monde tout autour. Il y a le génial Gay marions-nous, qui illustre bien sa manière : un propos volontiers dru et une totale fantaisie de chaque vers. Et puis Les Rescapés des Fabulettes, chanson autocélébratrice, d’une jolie santé et d’une belle générosité. Et puis Bye bye mélanco, chanson qui ouvre l’album, qui dessine à très légers coups de pinceau très discrets toute l’histoire d’une enfance et d’une jeunesse, une histoire abstraite pour l’auditeur non averti, mais d’une profondeur que l’on devine terrible par la précision des allusions à sa propre histoire que l’on croit saisir. Je sens que vais beaucoup parler de ce disque et de cette dame, ces temps à venir…

lundi 20 août 2007

Voilà que j’ai encore écrit un livre

Voilà que j’ai encore écrit un livre. Enfin, je ne suis pas seul dans l’histoire. En haut de la couverture de Chroniques d’un âge d’or (chez Christian Pirot), il est écrit « Collectif chanson ». Nous sommes dix à avoir écrit onze textes sur quelques-uns des plus énormes noms de la chanson. Ma vanité est quiète : j’ouvre le livre, puisque je parle de l’aîné des modernes, ce Charles Trenet qui m’a tant fait penser à sa mort, à sa face obscure, à ses souffrances curieusement affleurantes sous la mince couche de sourire.
Je suis très heureux d’être avec David McNeil (je parlais l’autre jour de sa plume !) qui raconte si merveilleusement Claude Nougaro, Philippe Delerm à propos d’Alain Souchon et puis deux textes de Marie Chaix. Le premier parle de Barbara, sa patronne pendant quelques années, sur laquelle elle avait beaucoup témoigné déjà. Le second parle d’Anne Sylvestre et surtout de leur secret de sœurs : l’identité de leur père, collaborateur pendant la guerre, et sur lequel Marie Chaix avait écrit un livre dans les années 70 ; et Anne Sylvestre a longtemps souhaité qu’on ne sache pas qu’elles sont sœurs, et donc de qui elle est la fille. Texte très émouvant, qui éclaire encore une trajectoire qui me passionne et que j’ai essayé parfois de retracer sans trop d’indiscrétion. Et ce texte est superbe de délicatesse, de tendresse et de sincérité.
Ça ne veut pas dire que les autres textes en sont dépourvus, bien entendu (il y a même du Gilles Verlant sur Gainsbourg, j’allais dire « comme d’habitude »). Mais j’aime bien ce double plaisir de recevoir un livre auquel j’ai participé, et de lire un livre dont je n’ai déjà lu qu’une petite partie – la mienne.

vendredi 17 août 2007

Bernard Lubat, Barbara et le Galibier

Conversation avec Bernard Lubat l’autre jour. Nous parlons de son festival, des
difficultés dans lesquelles se débat Uzeste Musical face à la gauche foie gras qui lui supprime ses subventions. Incidemment, après qu’il eut parlé des « artistes de vitrine, de commerce », nous en venons à Barbara. Il a travaillé avec elle et il l’a vue il y a quelques nuits à la télévision.
« On a l’impression de retomber dans un autre monde par rapport à ce qu’on voit à la télé. D’un coup, tu es pris, tu vois ce que c’est qu’être artiste. Je la connaissais et je retrouve dans les interviews sa fierté, son humilité. Ça faisait longtemps que je ne l’avais pas vue et avec tout ce que l’on voit à la télé maintenant, ça vient d’une autre planète. J’ai appelé mon fils qui a quatorze ans pour qu’il la voit ; il m’a dit « c’est quoi ça ? » C’est avec cette mémoire que je me bats. Contre la chanson pâle à musique plate. Barbara, c’est le Tour de France, le Galibier, du relief, des couleurs. Tu es suspendu à la phrase. Elle tombe ? Non elle ne tombe pas. Avec elle, tu es convoqué. Aujourd’hui, tu es gavé. On dirait maintenant que Barbara n’est plus possible. »
Etre convoqué. Plus possible.
J’aimerais bien que, dans ce qu’il dit, on n’entende que la nostalgie, la génération, le temps qui parle. Or il y a peut-être en effet quelque chose d’impossible aujourd’hui, dans l’ampleur du vertige Barbara. Aujourd’hui, on espère ce vertige dont nous parlent nos aînés. Reste-t-il des Galibier?

jeudi 16 août 2007

Jethro Tull et le vice caché du prog rock

Il n’y a pas que la démolition des vieilles gloires qui compte dans la vie. Il reste que j’ai regardé le DVD Live at Montreux de Jethro Tull, qui date de 2003 (ça sort la semaine prochaine), armé de ma nostalgie de classe de Première. J’en arrive à la conclusion que certaines musiques sont plus facilement sur le fil que d’autres, comme le prog rock. Ian Anderson a beau avoir une énergie sidérante et un sens fascinant de la mélodie narrative, tout cela se trouve être aujourd’hui d’une fragilité inquiétante.
Cela ne tient pas seulement au vieillissement du jeu, comme les sur-syncopes, les rubatos, les effets de voix sur Aqualung, sorte de manifeste des Chargeurs Réunis, comme les manières de baladin survolté, qui passent moins bien avec la bedaine d’Ian Anderson (le gilet moiré, le bandeau de pirate noué sur le crâne, on ne dira pas que c’est une dégaine qui donne confiance). Non, il y a un vrai vice de fabrication dans cette musique, dans son lyrisme un peu court, dans son imagination sonore qui n’arrive pas à sortir d’une vision très étroite de l’utilisation des instruments (de ce point de vue, il y a plus d’invention strictement technique en un album de Thomas Fersen que dans toute la discographie de Jethro Tull). D’ailleurs, quand je l’avais interviewé en 2001, Ian Anderson m’avait dit quelque chose d’à la fois révolutionnaire et terriblement étroit :
« J’ai commencé comme guitariste et j’ai essayé de jouer le blues comme Clapton jusqu’à ce que je réalise que je ne serai jamais aussi bon. C’est ce qui m’a fait passer à la flûte. Mais, même avec cet instrument, je me prenais toujours pour Eric Clapton ! Je traite ma flûte comme une guitare : les motifs musicaux, les riffs, les solos, le rôle dans le groupe sont ceux d’une guitare électrique de rock. »
C’est peut-être ça le problème : des amarres larguées pour l’imagination textuelle et même pour le romanesque de la musique, mais le conservatisme du jeu instrumental. D’ailleurs, dans le concert, Ian Anderson annonce avant une chanson l’arrivée de « l’instrument du diable, l’accordéon allemand à touches piano ». Ça ne fait pas beaucoup rire le public mais je dois reconnaître que ça m’amuse bien.

mardi 14 août 2007

Inutilité de Joe Houston

Joe Houston est un saxophoniste malin venu du jazz qui a épousé dans les années 50-60 toutes les modes et les vagues successives qui, entre rhythm’n’blues et rock’n’roll via twist et surf, a enregistré des tralées de disques à danser en faisant plein de bruit avec son biniou. Mal réédité en CD mais loin d’être rare. Franchement amusant.
Et puis il y a un nouveau Joe Houston, boucles d’oreilles, débardeur blanc et chaîne bling-bling, qui a enregistré Te cracher dans la bouche, machin r’n’b contemporain à caractère pornographique. Je ne veux pas faire mon vieux crétin, mais j’aimais mieux la pornographie d’avant. Par exemple, Les Nuits d’une demoiselle créé par Colette Renard sur des paroles de Guy Breton (que chante ces temps-ci Marie Dauphin dans son joli spectacle), même si c’était le dessus du panier du cul lettré.
En revanche, cette vidéo pour laquelle j’ai déjà reçu trop de mails avec lien est peut-être un de ces objets qui tendent à confirmer la théorie assez réac de l’affaissement esthétique général. Il n’y a pas grand-chose à redire à la production visuelle du clip, résultante de l’accessibilité d’un matériel et des logiciels convenables à très bas prix. Les films pornos ont été moches si longtemps que la vulgarité n’a plus comme signe la crudité des lumières, l’épaisseur du grain ou la maladresse des cadrages. Ce qui est assez répugnant chez ce Joe Houston, c’est l’alliance du douceâtre r’n’b et de la crudité du texte et de ses intentions. Une complaisance sans nuances dans la vacuité du sexe, qui est peut-être plus inquiétante, pour la psyché de ce jeune homme et de son public, que l’abstraction du hard. La posture du hard est toujours une sorte de découpe dans le réel : l’acte lui-même et ses variantes, sans prétendre s’en écarter pour d’autres raisons que décorative. Ici, il n’y a rien de tel, mais seulement les mots du hard alors que la musique a toujours servi à médiatiser l’acte sexuel – dans le blues ou dans Je t’aime moi non plus.
C’est pourquoi la série de 33 tours Copulating Blues, parue dans les années 70-80, était si ennuyeuse, d’ailleurs : une fois qu’on avait saisi tous ces « fuck » et tous ces « cunt » enregistrés dans les années 20, on n’avait plus guère que l’impression d’un blues appauvri, appauvri par le surcroit d’explicite. Et, là, cela fonctionne pareillement. Dans ce clip, on ne voit pas de bite, mais assez de fesses, de seins, de langues et de positions pour pouvoir amplement se passer de la musique de Joe Houston. La clarté du texte et du clip sont telles que l’un comme l’autre sont inutiles. Bien fait.

lundi 13 août 2007

Rickie Lee Jones et les donateurs

Je n’ai pas encore reçu Sermon Live, le prochain disque en public de Rickie Lee Jones. Je ne serai pas non plus dans les remerciements, puisque je n’ai pas payé.
C’est Yazid, joyeux copain plus souvent enthousiaste que grognon (une belle disposition d’esprit, je trouve, et plutôt rare dans notre milieu) qui m’avait signalé il y a quelques semaines que RLJ tapait le fan sur son site. Ça disait : « Haven’t you always wanted to get your name in the liner notes of your favorite artist’s CD ? Here is your chance ! All you have to do is donate $50 and you will be included in the "thank you" section of Rickie’s live CD Rickie Lee Jones - Sermon Live coming Fall 2007. There is more ! If you donate $100 not only will you get your name in the liner notes but also Rickie will personally autograph a copy of the CD and send it to you ! »
Au moins, ça a le mérite d’être franc. Et c’est sociologique, évidemment. La crise du disque, donc, et les labels qui n’ont plus une thune. Les artistes quinquagénaires dont les œuvres nouvelles sont systématiquement occultées par le back catalog et les best of (sincèrement, s’il faut un seul disque de RLJ, ne cherche-t-on pas Chuck E’s in Love au dos de la pochette ?).
Petite gêne, évidemment (allez, Rickie, un peu de dignité, quoi !), mais il y a là une double situation (situation, plutôt, en américain dans le texte, comme quand ils parlent du fait que leur épouse est partie avec les enfants et le janitor portoricain). D’abord, un CD ne coute pas si cher que ça, surtout quand on n’en vend pas beaucoup. Deux, trois, quatre euros au pire en prix de gros sous cellophane. On n’envoie plus aux magasins, ce qui réduit les frais, et on vend sur internet aux fans tamponnés (ça tombe bien, la génération qui aime RLJ aime aussi les disques physiques). Donc il n’est pas idiot-idiot de commander son disque en 5000 exemplaires et de les stocker dans son garage en les vendant sur son site, sur Amazon et sur eBay (d’ailleurs, Mary Gauthier, qui est la meilleure chanteuse américaine actuellement en vie ((j’exagère peut-être un peu, mais elle le mérite)) vend bien ses disques ainsi, et sans doute mieux qu’en attendant que les Fnac attrape par la manche chacun des clients pour les convertir à ses splendeurs). Et, pour ça, on n’a pas forcément besoin de milliers de donateurs à 100 $.
Bref, c’est un peu gênant, cette histoire, surtout qu’elle concerne quelqu’un qui fut il me semble parmi les investissements prioritaires de Warner il y a quelques dizaines d’années. Mais c’est assez logique, au fond, et finalement presque sain.
Après tout, je verse souvent mon écot aux souscriptions des disques de Philippe Forcioli, que je considère être un des plus sûrs et des plus émouvants talents de la chanson française. Et Rickie Lee Jones est peut-être au rock américain ce que Philippe Forcioli est à la chanson française.

vendredi 10 août 2007

Nos amis les disques masqués

Depuis quelques années nous, journalistes, recevons les CD avant leur sortie sous une forme sécurisée – watermarkée, dit-on. Que les disques soient illisibles par un ordinateur, impossibles à copier ou « traçables » (notre nom ou un numéro est écrit sur chaque piste digitale, pour qu’on nous punisse en cas de copie illégale) ne suffit pas : il faut un peu de camouflage aux grandes stars, comme récemment le CD qu’on a reçu d’un inconnu, Mark Baker. Mark Baker, vraiment ? Si un indélicat tombe par hasard sur un exemplaire perdu de ce disque, il est censé ignorer qu’il tient entre ses mains un trésor : le nouvel album de Michael Bublé…
Mis à part les Rolling Stones, alias The Little Wonders, et Franz Ferdinand, dont le deuxième album nous est parvenu sous le nom de C Drive Backup, ces pseudos provisoires prennent en général les initiales réelles des artistes : Pete Mitchell pour Paul McCartney, Edgar Cole pour Eric Clapton, Nadine Johnson pour Norah Jones, Lion Pride pour Linkin Park (mais ce nom n’était inscrit que sur l’exemplaire unique en possession de Warner France, que les journalistes écoutaient sagement juste avant les interviews, un mois ou deux avant la sortie du disque). Et pour les Rita Mitsouko ? Impérial, comme d’habitude : tout simplement RM.
Et puis, cette semaine, le watermarqué (je préfère cette orthographe-là) d’une certaine Atlantis. Atlantis ? C’est KT Tunstall. Il fallait vraiment un masque pour KT Tunstall ?

jeudi 9 août 2007

Noël Akchoté chez Kylie Minogue

Régulièrement, des musiciens de jazz ou des musiques improvisées s’emparent des musiques populaires. Le discours est toujours le même, d’ailleurs : longtemps, c’est ce qu’ont fait les grands ainés, qui allaient chercher à Broadway leurs standards. Ils tombent souvent côté confiture, il faut bien le dire (comme je suis un gentil garçon, je ne dirai pas de qui est le disque qui m’a endormi, il y a quelques temps, en prenant des grands tubes français des années 40-60 par le plus gnangnan de la mélodie). Il y a onze ans déjà, à l’époque de son disque The New Standard (Beatles, Nirvana, Simon & Garfunkel, Sade, Stevie Wonder), Herbie Hancock me disait qu’« il est aujourd’hui plus difficile de transformer une chanson de pop ordinaire en un thème de jazz ». Je pense que c’est assez vrai en termes de perte de sens harmonique et de chasse aux changements de mode chez les compositeurs des trente ou quarante dernières années. Mais je crois aussi pour un Tea For Two ou un Autumn Leaves (pardon Prévert), il y avait vingt mille sous-crottes.
Cela dit, le nouveau disque de Noël Akchoté est une réussite étonnante. So Lucky (sortie à la fin du mois, toujours chez Winter & Winter) est une série de reprises de Kylie Minogue et de ses parages à la guitare solo. Des notes étirées, des squelettes de mélodies, des rythmes implicites, une sorte de méditation cistercienne sur des chansons pop sulpiciennes. Une sorte d’épopée zen dans un foutoir faubourien. Et c’est admirable.
Je ne sais pas pourquoi c’est admirable. Une question d’équilibre, comme un miracle de légèreté. Ou plutôt comme ces instants matinaux d’hiver où la brume s’accroche encore au sol alors qu’à hauteur d’homme on peut voir à des kilomètres dans l’air absolument limpide. Je ne sais pas s’il ne serait pas arrivé à semblable miracle avec un autre répertoire (Lorie, Bézu, Oasis). En tout cas, malgré quelques poses, quelques complaisances çà ou là, il arrive à bâtir quelque chose qui figure comme une épure de l’épure. Je ne suis pas persuadé que cela corresponde à ce que les maîtres ont fait de My Favourite Things. Il y a une grâce, pourtant. Et cette grâce est suffisante.

mercredi 8 août 2007

Scott Walker : musique puissante, procédé crétin

Le 25 septembre sortira And Who Shall Go To The Ball ? And Who Shall Go To The Ball ?, musique de ballet écrite par Scott Walker. On y trouve un souffle à la Stravinsky dans une écriture contemporaine, qui renvoie plus à la matière sonore de Tilt (1996), avec son sombre hédonisme, qu’à celle de The Drift (2006). Quatre mouvements, à peine plus de vingt-cinq minutes et une singulière alliance de densité et d’espace, de faconde musicale et de dépouillement sonore. Si le monde était comme je le souhaite, j’interviewerais Scott Walker pendant des heures et j’écrirais des pages sur cette petite œuvre vraiment riche.
Ce qui me fait rire, aujourd’hui, c’est à quel point la sortie de ce disque peut être anachronique. Je cite le communiqué : « A noter que cette œuvre, à ne pas mettre entre toutes les oreilles, sortira en édition grand luxe, limitée à 5000 exemplaires pour le monde, et ne sera jamais repressée, conformément à la volonté de son créateur. » Je passe sur le « à ne pas mettre entre toutes les oreilles », qui sous-entend (comme d’habitude) que la musique contemporaine est faite pour des êtres structurellement différents, seuls capables d’absorber des éléments culturels d’une essence et d’une puissance inaccessibles au commun. Moi, c’est plutôt Travis et Coldplay que j’ai du mal à absorber. Mais, passons.
Ce qui me fait rire, donc, c’est cet appel presque explicite au piratage. Il est dit clairement que si l’on n’achète pas And Who Shall Go To The Ball ? And Who Shall Go To The Ball ? dans les jours ou les semaines suivant sa sortie (et l’« édition grand luxe », je pense que ça ne fera pas le CD à 4,99 €), il sera trop tard et on pourra en faire son deuil. Connerie.
Si l’on veut sauver le CD, ce n’est certainement pas en le rendant inaccessible que l’on y parviendra. Il faut le rendre attrayant et accessible, au contraire. Il lui faut des singularités rares, nouvelles, audacieuses, jolies, que sais-je. Mais qu’il soit toujours disponible, proche. S’il est plus difficile d’acheter un disque que de voler la musique qu’il contient, ce n’est pas la peine de prétendre vouloir la fin du piratage de masse ; a fortiori s’il est impossible d’acheter le disque. A 5000 exemplaires disponibles pour le monde entier, cela signifie qu’une fois que tous les points de vente l’ayant commandé seront servis, il risque de ne plus guère y avoir de stock. Je surveillerai les informations de stock d’amazon.com avec une certaine curiosité. Donc, les petits chanceux qui l’auront acheté vont le mp3ser pour leurs copains qui n’habitent pas à la ville ou auront oublié de le précommander. Et il est difficile de dire, dès lors, que télécharger illégalement ce disque sera une vilaine chose.
Bien sûr, c’est aussi immoral de voler la musique de Scott Walker que voler celle de Britney Spears. Mais je ne sais pas si Britney Spears et sa maison de disques ont des idées aussi tordues qu’une édition définitivement limitée.

mardi 7 août 2007

Le superbe « Barbara » de Valérie Lehoux

Il ne faudrait pas avoir de copains quand on est journaliste, dit-on parfois entre confrères. On s’éviterait les embarras, la crainte d’être gêné, les questions de diplomatie. Par exemple : Sophie Delassein est une très chère amie et je tiens Rappelle-toi Barbara pour une très belle biographie (enfin, je lui ai toujours dit qu’avec toutes ses sources, elle aurait dû écrire six cents pages, mais il n’y a que moi qui lit des bios de chanteurs de six cents pages). Et voici que Valérie Lehoux, elle aussi chère à mon cœur, annonce un Barbara. Aïe.
Me voici rassuré : j’ai lu Barbara, portrait en clair-obscur, qui parait début septembre chez Fayard-Chorus. Une superbe réussite. Ce n’est pas une biographie à proprement parler mais un portrait en diachronie. Temps après temps, elle observe Barbara, ses gestes, ses mots, ses chansons. Parfois, elle cavale ; parfois, elle s’attarde. Elle plonge au fond de l’enfance et de ce que cette enfance-là a produit. Elle décrypte et dans son décryptage se fait accompagner de témoins, souvent nouveaux d’ailleurs, et qui apportent beaucoup de détails inconnus, de regards obliques. Il y a ainsi de très belles choses sur la Belgique (après le travail pionnier de Sophie). Il y a de très belles choses sur les années 80, de très belles choses sur les années de l’Ecluse…
J’aime beaucoup la manière qu’a Valérie de dévoiler tout en taisant, de dire les choses avec une jolie retenue, d’écrire ce qu’on ne sait jamais trop comment écrire. En fait, j’ai été assez souvent admiratif en lisant ce livre.

lundi 6 août 2007

En Celtie (V) : au pays des guises

Le dimanche à l’Interceltique, il y a le spectacle Danses de Bretagne dans l’après-midi du dimanche. S’il fait soleil après la Parade, cela fait quelques heures que tout le monde est en costume, marche, danse, tue le temps en papotant et donc tue transpire sous quelques kilos de tissus épais. Donc, les danseurs des Cercles attaquent une après-midi de spectacle pendant que leurs camarades des bagadou boivent des coups en attendant le Triomphe des sonneurs (ça défile moins ordonné, moins rigide, moins sobre que le matin). Je suis toujours attendri par ces hordes de gamins aux gestes mesurés, au verbe souvent très doux, comme s’ils étaient tenus par leurs costumes.
Il est vrai que les guises sont magnifiques, avec leurs kilomètres de broderies et les coiffes de dentelle. Elles signifient bien autre chose qu’une nostalgie, ai-je l’impression. Il y a comme une sociabilité au présent, comme une nécessité immédiate à tout cela : les garçons ont un comportement surprenant, à la fois fanfaron et retenu ; les filles semblent habiter un halo de dignité et de grâce, portant leur guise comme si elles n’étaient pas tout à fait elles-mêmes. Il faut les voir déposer leur corps sur des chaises ou sur un bord de trottoir, comme on pose une pièce montée sur une table de banquet, avec une simplicité mêlée de solennité.
Pendant que danse le cercle de Saint-Evarzec (quelques trouées contemporaines dans la mise en scène et les arguments, un accordéon diatonique qui a beaucoup écouté de tango, la tension des corps qui mettent autant d’énergie et d’intention à retomber sur les talons qu’à s’élever du sol), quelques bigoudènes du cercle de Pont-l’Abbé regardent, leurs hautes coiffes comme des clochers qui tirent leur silhouette vers le haut. On s’étonne qu’elles ne soient pas plus incongrues, qu’elles ne soient plus incroyables, qu’elles ne soient pas plus décalées. C’est peut-être cela, un des miracles du pays des guises, qui n’emprisonne pas dans ses célébrations (euh, je suis peut-être un peu angélique, là ; j’entends parfois dire tout autre chose). Ces costumes ne sont pas seulement anciens : l’usage que l’on en fait aujourd’hui est ancien, avec ce qu’il comportent d’arbitraire, de délibéré, d’idéologique. Et pas seulement en Bretagne de Bretagne, d’ailleurs : le cercle d’Orléans, en diaspora, a choisi de prendre le costume de Crozon…
Alors, les galiciens avec grande cornemuse écossaise et castagnettes, l’idée géniale des premiers bagadou, il y a à peine plus de cinquante ans, de marier la bombarde avec cornemuses et batterie écossaises… Que dire du pipe band venu d’un camp palestinien du Liban ? Voile pudibond des femmes, tambours de fanfare et non caisses claires écossaises, chatoiement criard des costumes de satin synthétique. Guises ? Certes non ! La légitimité de leurs cornemuses est à peine moins flagrante qu’en Bretagne à la fin des années 40 : eux non plus qu’on jamais porté le kilt, eux aussi ont d’autres instruments à anche. Mais ils ont connu l’occupation anglaise, les prises d’armes avec sonneur. Que sera cette tradition de pipe band dans cinquante ans au Liban et/ou en Palestine ? Au même point que la grande cornemuse en Bretagne aujourd’hui, que le bouzouki en Irlande, que la scottish en Berry, que le quadrille en Guadeloupe ?
Où l’identité se fabrique-t-elle ? Peut-être en plein soleil sous une robe de toile noire. Peut-être à quelques milliers de kilomètres de chez soi en faisant remarquer que l’on joue du même instrument de musique qu’un frère – ou un cousin, ou un ami – lointain.

dimanche 5 août 2007

En Celtie (IV) : ah, la Parade !

Comment se passer de la Parade des nations celtes à Lorient ? C’est gros, c’est long, c’est une belle métaphore, forcément. Trente-neuf bagadou dans le programme, pour soixante-dix-huit formations. On finit par ne noter que les différences, le bagad de Douarnenez habillé en garçons de café en jaune et noir, le bagad de Quimperlé qui raccourcit ses jupes, les jupes années 50 des guises du cercle de Pont-l’Abbé, le cracheur de feu du bagad Brieg (ah, que je suis content que le bagad de Briec soit champion de Bretagne ; je les aime depuis qu’ils défilaient avec la compagnie Oposito, sortant le bagad du contexte bagadant, osant à la fois le théâtre de rue et la composition contemporaine), le cercle du Cap Sizun et deux heures plus tard le cercle du Pays d’Iroise qui dansent sur Tri Martolod, les danseuses irlandaises dans leurs costumes tout raides qui en font de petits coléoptères joyeux de couleurs vives, la rythmique un peu funk du bagad de Cesson-Sévigné, les sonneurs noirs du bagad Kemper, les neuf filles pour onze garçons dans le bagad Glazik Kemper… Et toujours les petits gars de Pontivy qui sautent très haut. C’est curieux, toute cette puissance virile, toute cette force sonore et aucune envie d’envahir la Pologne…

En Celtie (III) : oui, les Dubliners existent vraiment

Par un effet curieux du hasard, je n’avais jamais vu les Dubliners. Les Chieftains, oui. Les Pogues, oui. U2, oui. Toutes les légendes irlandaises, donc, mais jamais les Dubliners. Et pourtant, ce n’est pas faute de fréquenter les festivals bretons. Mais, pour je ne sais quelles raisons, je ne les avais jamais vu sur scène malgré l’impression, comme tout le monde, de connaitre par cœur tout leur répertoire. Et voilà, c’est fait : samedi à Lorient, sous le chapiteau posé dans la cour du vieil Arsenal, ces cinq messieurs chenus.
Un violon, deux banjos, deux guitares, cinq barbes blanches. Toutes les chansons sentent la vieille auberge, les quais de la marine à voile et le fusil à deux coups. Il est question de vieux copains qui doivent être morts depuis belle lurette, de syndicats qui tiennent chaud, de fierté mâle, de filles du pays. Curieusement, je me demande un peu comment y croire : il y a si loin de leur monde au nôtre, tant de distance entre leur musique et notre temps. Peut-être est-ce justement parce leur musique est si familière, si évidente en tous points, que j’ai peine à l’agréger au moment présent.
Je ne pointe pas là seulement le passage du temps sur ces visages si généreusement sympathiques et sur des chansons qui garderont éternellement le même charme de fraternité, d’enjouement et de gaillarde mélancolie. Le hiatus est plus complexe, je crois. En fait, c’est précisément l’accumulation de signes mythiques, légendaires, merveilleux, qui les éloigne du réel : les instruments, le répertoire, les trognes, tout est si conforme à l’imagerie – et sans rupture, sans ajout hétérogène dans cette conformité – que l’on semble tout franchement dans une sorte de décor, de simulacre, de trompe-l’œil. Ces Dubliners-là sont tellement les Dubliners, si parfaitement les Dubliners que l’on pourrait croire à des comédiens dans le rôle des Dubliners.
C’est un peu tordu, j’en conviens. Mais il y a finalement très, très, très peu de groupes et d’artistes qui se superposent parfaitement à leur ombre, peu qui correspondent si profondément et si trivialement à la fois à leur légende. Peut-être est-ce cela qui suscite le doute quand on les voit ainsi, porteurs de toutes les valeurs aimées de la musique populaire irlandaise.

samedi 4 août 2007

En Celtie (II) : le fest noz, une démocratie savante

Comme d’habitude, je finis toutes mes soirées ici au fest noz. Ma fidélité personnelle à l’Interceltique, plus peut-être que tout le reste. Ce qui me fascine, c’est que tout cela n’est pas instinctif du tout. Pas question de s’en sortir par la transe, par l’inspiration soudaine, par l’abandon aux décrets du corps. On sait ou on ne sait pas. Tout est su. Même un grand chahut soudain dans une scottish, même une espèce de quadrille à la géométrie diablement complexe. Il y a là des élégances, des solennités qui ne ressemblent à rien de simplement naturel. Il y a là des grâce de cour et des joies de village, de très vieilles politesses et de très archaïques énergies.
On repère vite les raides, les habitués, les pros, les distraits, les en-passant. Mais ce n’est pas vraiment un moment de déconneurs. On en voit bien qui essayent, après-beudo ou en pleine bière. Ils sont un rien polluants quelques instants mais ils ne dérangent pas vraiment. Leur incongruité les expulse. On en voit qui font semblant de se faire appeler au portable pour ne pas avoir l’air d’avoir honte. Car, toujours, c’est le collectif qui gagne, le mouvement d’ensemble qui domine.
C’est pourquoi, quand un couple de sonneurs se ramasse, ce n’est pas leur musique qui se délite mais la danse – tout le monde planté là, mains sur les hanches ou bras ballants, attendant manifestement que ces deux-là arrêtent leur bruit. Je n’avais jamais vu ça. On me garantit que c’est très rare. Mais c’est une jolie vision démocratique, une jolie manifestation de sens et d’exigence du collectif.

En Celtie (I) : Red Hot Chilli Pipers, la cornemuse et le goût rock

En 2003, on avait vu au Printemps de Bourges un groupe irlandais de Boston, Dropkick Murphys, dans lequel on entendait une grande cornemuse écossaise dans un contexte franchement punk-rock. Hier, à l’Interceltique de Lorient, Red Hot Chilli Pipers, grosse sensation très attendue de la délégation écossaise. Je suis moins convaincu qu’avec les Dropkick Murphys, pour tout dire. Ces Red Hot-là semblent ne vouloir qu’apporter une démonstration – la cornemuse, ça peut-être moderne, la cornemuse, ça peut aussi plaire aux jeunes.
Ce qui me gêne, c’est que tous les musiciens soient habillés de la même manière (un kilt noir uni, ça s’appelle bien une jupe ?), c’est que les sonneurs aient conservé leur habitude de marcher au pas comme dans les pipe bands, c’est qu’ils reprennent Highway to Hell dans une sorte de battle cornemuse-guitare électrique, c’est qu’on entende une sorte de funk instrumental dans lequel la cornemuse sonne comme un DX7 qu’on vient de sortir du polystyrène, c’est que l’enjeu soit plus démonstratif que totalement musical. Ce qui me gêne, c’est que les cheveux teints en rouge ne sont plus d’aucun secours artistique depuis belle lurette.
En fait, je n’ai rien contre pareil groupe, bien taillé pour les démonstrations sociologiques. Ce qui me gêne, c’est que la cornemuse aille chez Queen. Question de bon goût.

jeudi 2 août 2007

Helena Noguerra fait de jolies choses à Rezvani

Il a toujours été gâté, Rezvani. Francesca Solleville, Jeanne Moreau (justement, parait ce matin mon papier sur Le Tourbillon dans Le Figaro), Anna Karina d’abord, puis Mona Heftre, puis le plaisir de commencer à enregistrer lui-même à soixante-dix ans passés. Et voici que j’écoute depuis trois jours Fraise vanille, l’album de ses chansons par Helena Noguerra qui va paraitre dans quelques semaines. Elle lui a fait de bien jolies choses.
C’est délicieux, donc, avec un mélange d’éclatante sensualité (c’est Helena, quand même) et de petits bricolages farce, comme le mélange d’électro à 2 sous et de piano stride sur La vie s’envole, le banjo déglingué et les percussions détimbrées sur Tout morose, le comeladisme des arrangements de La Peau Léon, la clarinette qui fait une atmosphère de salon dans Les Mensonges… Vincent Delerm dans Les Mots de rien ou Katerine dans La Bécasse sont impeccables de simplicité et de charme efficaces. Tiens : j’ai gardé cinq chansons pour mon ipod, tout ravi d’une si généreuse moisson de légèreté.
Ce que raconte ce disque, qui est la plus ravissante chose que j’ai écoutée ces dernières semaines, c’est que peu à peu Rezvani se désexceptionnalise : on finit par ne plus le compter comme maverick, comme ange ou comme tireur chanceux au jeu des rimes habiles. Non : c’est un grand auteur, avec au moins une vingtaine de chansons de dimensions impressionnantes. D’ailleurs, c’est pourquoi on ne peut reprocher à Helena et Seb Martel l’orthodoxie timide de leurs arrangements sur J’ai la mémoire qui flanche. Interprétation après interprétation, appropriation après appropriation, on réalise que ce répertoire, que l’on prenait pour un ravissant mobilier de jardin, est en fait une merveille d’ébénisterie sur bois rares. On se sent soudain enrichi.

mercredi 1 août 2007

La simplification d’Edith Piaf

Quelques mois après La Môme d’Olivier Dahan, revoici fort opportunément Piaf je t’aime, comédie musicale que j’avais vue à sa création en 1996 au Cirque d’Hiver et que je suis allé revoir à l’Olympia. En relisant mes notes de l’époque, je retrouve ce qui m’avait gêné jadis et dont je ne me souvenais plus en sortant du spectacle hier soir : un ange gardien qui dialoguait avec Piaf et qui alourdissait l’ensemble. Mais maintenant il y a Jean Cocteau en papy câlin.
D’ailleurs, c’est amusant de voir, entre la comédie musicale et le film, ce qui persiste et ce qui disparait de l’histoire de Piaf. Cocteau, donc, à l’Olympia mais pas dans le film, tout comme Yves Montand et Georges Moustaki. En revanche, Raymond Asso et Jacques Pills ne sont développés que dans le film et Charles Aznavour n’est nulle part. A la mort de Cerdan, on entend L’Hymne à l’amour dans le film (enfin, je crois) et Mon Dieu dans la comédie musicale. La jeunesse sur le pavé est portée par Les Mômes de la cloche dans le film, par Comme un moineau dans la comédie musicale…
Ça n’est pas innocent, évidemment. Chez Dahan, il ne s’agit que de faire pleurer Margot – et la matière est là ! Il y a peut-être plus d’envie de tisser les liens entre les univers dans la comédie musicale : que l’Amérique soit vraiment américaine, que l’atmosphère Moustaki (au demeurant assez curieuse, pour le moins) soit vraiment autonome par rapport à Cerdan, par exemple. D’ailleurs, on réalise combien il est possible de parler de Piaf sans appuyer encore sur le pathos ; mais combien, aussi, les relations de son œuvre et de sa vie enferment toute représentation dans quelques lieux communs imparables. Ainsi, comment ne pas comprendre La Foule comme une panique de la femme Piaf elle-même ? Comment échapper à La Vie en rose ?
Puisque je parle souvent ici de l’usage que l’on fait des artistes et de l’imprévisibilité de la mémoire, je n’ai pas l’impression que l’on puisse échapper, à terme, à l’installation d’Edith Piaf dans un portrait simplifié, une biographie simplifiée, un répertoire simplifié. Je me demande si, dans quelques années, on pourra faire sortir le regard de l’abrégé « officiel », évoquer des biais, des diagonales, des éléments inattendus de son histoire et de sa discographie – sa période Francis Lai, par exemple, ou la noirceur de son combat contre ses consœurs (Renée Lebas, Juliette Gréco, Mick Micheyl…). Cette installation dans une lecture monochrome et univoque, cela s’appelle une canonisation.