mardi 31 juillet 2007

Van Morrison est-il l’Yves Montand du rock ? (dégonflage)

Il y a quelque injustice à voir vieillir non les artistes mais l’usage que l’on en fait. Pendant ma première journée de retour au journal, j’écoute le volume 3 de The Best of Van Morrison. Et il me point la certitude, au bout que quelques titres, que cet homme-là compte parmi le premier contingent des artistes mythiques que l’on oubliera. Car Van Morrison n’est pas un artiste ordinaire, qui sort des disques et part en tournée : il y a une onction particulière sur chacun de ses pas, une aura singulière pour toute son existence. J’ai le souvenir de quelques conversations un peu irrationnelles avec des confrères sur Van Morrison, comme s’il était champion de vérité, exempla médiéval, icône échappant à la main de l’homme. C’est cela qu’on appelle « mythique » dans mon métier : un artiste plus grand que lui-même, ou plutôt dont l’œuvre est en-deçà de ce que l’on en pense – tout cela consciemment, évidemment.
Qu’on ne se méprenne pas : j’aime et je respecte (ce qui n’est pas la même chose) Van Morrison, mais j’ai l’impression (et de plus en plus) qu’on lui attribue collectivement des dimensions qui ne sont pas celles de ses disques et de ses apparitions sur scène. En fait, il me semble incarner la part la plus littérale des genres qu’il traverse – le blues, le rock en mineur, une idée « club » du rhythm’n’blues – sans jamais chercher à le transcender. Son travail n’est pas de tordre, d’étirer ou de dilater la musique qu’il joue, mais d’affirmer les certitudes de celle-ci, d’étaler son pouvoir émotionnel et – assez souvent – son orthodoxie. Son humour et ses clins d’œil aux lettrés (comme quand il cite James Joyce et Samuel Beckett dans Too Long in Exile) ont peut-être pour fonction de masquer ses intentions artistiques foncièrement conservatrices. Il n’y a pas à lui reprocher d’être un classique, bon serviteur de formes dénuées de toute aventure. Seulement, il finit par développer la valeur d’un musicien d’orchestre : une exécution régulière et bien réalisée du répertoire, et de temps à autre (comme pour le concert du Nouvel an de la Philharmonie de Vienne) un petit sommet non dans l’inspiration mais dans les circonstances de la musique (il fait venir John Lee Hooker ou rejoue les retrouvailles avec Georgie Fame).
Je n’ai guère envie de démolir Van Morrison, dont j’aime vraiment les disques (notamment, et pour des raisons à la fois très estimables et très réactionnaires, The Skiffle Sessions, sorti en 2000), mais je me rends compte peu à peu que l’encre de son nom pâlit à mesure que son œuvre parait surtout construite sur le respect des conventions et l’illustration de ses enthousiasmes d’auditeur. Situation embarrassante : je me demande si un de mes artistes « mythiques » a quelque valeur historique définitive (oui, oui, je sais : Gloria ; et alors ?), s’il ne va pas être nettoyé des livres par le départ de la génération qui a aujourd’hui 50 ou 60 ans, s’il reste de sa trajectoire assez pour survivre à sa mort.
Mutatis mutandis, Van Morrison ne serait-il pas l’Yves Montand du rock. Glorieux jusqu’à sa mort puis disparaissant peu à peu des mémoires tant il se révèle qu’il n’a rien apporté d’autre qu’une perfection formelle et donc des émotions formalistes.
J’ai relu tout à l’heure ce qu’il y a deux ans j’écrivais dans Le Monde de la musique à propos de l’album Magic Time : « Ce disque a la solidité des paysages britanniques sous la lune, d’une splendeur à deux dimensions, d’une majesté un peu popote. Un vieil oncle expert en choses simples. » En me relisant, je perçois mieux la litote involontaire : cet album est un peu banal. Superbe, je ne le contesterai pas. Mais banal.

lundi 30 juillet 2007

L’anniversaire Elvis Presley, c’est la prédication de Noël

Je suppose que tous les protestants sont plus ou moins comme moi, vaguement tentés par l’idée de se faire pasteur et effarés, chaque année, par la puissance d’inspiration de ces professionnels qui écrivent une prédication pour le dernier dimanche de l’avent, une autre pour la veillée du 24 décembre, une autre encore pour le culte de Noël – trois prédications chaque année sur le même sujet, ou à peu près. Donc, en fin de carrière, quelque chose comme une centaine de prédications de Noël.
Elvis Presley, c’est pareil. Tous les ans vers le 15 août, Elvis. Sauf que cette année c’est pire. Trente ans qu’il est mort.
J’ai lu le supplément des Inrocks sur Elvis. Très bien. Mais rien que l’on n’ait tous écrit deux ou trois fois. Je suppose que le hors-série de Rock & Folk sera aussi très, très, très bien. Mais derechef.
Donc, comment creuser encore le sujet ? Comment essorer de nouveau l’homme, le mythe, le commerce, les chansons ? Même le second degré, même le paradoxe va sonner creux. Pour ma part, je défends alternativement trois positions personnelles – un peu pointues, assez chic, sur lesquelles je peux même être un peu érudit à l’occasion, sur lesquelles je suis capable d’une mauvaise foi que je trouve assez élégante, même – dans toute conversation sur Elvis : la meilleure époque d’Elvis, c’est Las Vegas à 120 kilos ; le plus beau d’Elvis, c’est son répertoire religieux ; meilleur qu’Elvis, il y a ses sosies et ses imitateurs. Mais même ça, même ça, je l’ai tellement dit, répété, écrit et réécrit que je me demande bien…
Peut-être faut-il revenir aux fondamentaux : Mojo Nixon & Skid Roper dans Elvis is Everywhere en 1987 (putain, déjà vingt ans !) : « Who built the pyramids ? Elvis !/Who built Stonehenge ? Elvis ! (…) Y’know what’s going on down at the Bermuda Triangle ? Elvis needs boats ! Elvis needs boats ! » Peut-être cela la vraie histoire : une des plus parfaites tautologies de la conscience occidentale, Elvis comme preuve de l’elvisité de notre culture, Elvis comme parangon du caractère autophage et nécessairement redondant de la culture populaire. Elvis, sa vie et son œuvre, furent en fait un discours sur Elvis avant et plus qu’être un artiste. Mais personne ne le dira aussi drôlement que Mojo Nixon & Skid Roper. Derrière, j’ai l’impression qu’on va ramer.

jeudi 26 juillet 2007

Le zouk Bumidom

Au temps de nos parents, il avait été inventé une institution typique de l’époque, le Bureau d’immigration des départements d’outre-mer, le Bumidom. Il payait le bateau ou l’avion pour la métropole, fournissait des adresses pour un premier travail, et parfois même, je crois, un petit pécule pour les premiers besoins en France. Beaucoup d’Antillais sont venus par le Bumidom en France – les bumidomiens. On les a beaucoup accusés de parler exagérément à la française, d’interdire à leurs enfants de parler créole, de vouloir à tout prix oublier et faire oublier d’où ils venaient. Certains y sont bien arrivés, comme les Gibson Brothers, au temps du disco triomphant et de leurs tubes internationaux : ils prenaient bien soin de faire oublier qu’ils étaient martiniquais et, d’ailleurs, leur site internet est toujours intégralement en anglais. Et puis on a rejeté la mentalité assimilationniste, on a revendiqué biten an nou et bay nou-an. Démarche utile, sans doute, mais qui s’en est pris avec une injuste constance aux bumidomiens et aux négropolitains, requalifiés de bounty et coupables par essence. Ce n’est pas parce que mon père est de cette génération bumidomienne (mais venu en France par ses propres moyens, je crois) que je me suis toujours méfié du discours hyper-roots qui a tendu à devenir dominant aux Antilles : ces gens-là furent pris dans le grand enthousiasme occidental des trente glorieuses, dans la certitude des jours meilleurs, dans les belles promesses des sergents recruteurs. Et beaucoup ont fait, finalement, un beau et digne parcours.
Voici donc qu’à mon Intermarché de vacances à Pénestin (Morbihan), j’ai acheté une grosse compilation de zouk. Une boite de quatre CD à 10 € avec des palmiers et de la mer bleue sur la pochette pour – s’il faut dire la vérité – avoir enfin Sacré Marius, chanté par Marius Trésor en 1978, vieux souvenir kitsch. Et puis la curiosité d’aller écouter de plus près tous ces tubes vaguement entendus mais jamais vraiment écoutés.
Eh bien voici pire que le Bumidom. Ce zouk-r’n’b est un signe d’aliénation mieux que consentie : une aliénation revendiquée, hystérique, lapée jusqu’à la dernière goutte. Mais a-t-on encore le droit de parler d’aliénation ? Il y a par exemple un titre de Jane Fostin et Medhy Custos, Pas de glace, qui va au-delà de toutes les catégories morales avec une servilité confondante. Le problème n’est pas que l’on se rende aux décrets de la culture dominante, mais que l’on y courre avec une telle platitude formelle, avec une telle médiocrité de moyens vocaux et expressifs, avec une telle obséquiosité provinciale.
Il y a en a une belle série derrière, petits tas de vocalises simili soul sur un zouk paresseux sorti tel quel du séquenceur. Et je ne parle pas du grotesque des mots d’anglais promenés à longueur de chanson comme une calandre de Mercedes le long du boulevard Légitimus. Et je ne parle pas des imitations pitoyables de Patrick Saint-Eloi qui réduisent son héritage à un falsetto prétendument langoureux. Et je ne parle pas de l’effondrement du créole qui prend parfois des couleurs horrifiantes de petit-nègre pour touristes. Et je ne parle pas de cette langue française réduite à cent mots qui fait passer les boléros d’Henri Debs pour du Stéphane Mallarmé.
Je ne suis pas particulièrement conservateur sur l’accent, mais quand même. Il y a dans cette musique made in Dom-Tom une franche volonté d’effacement de ce premier signe de l’identité vocale qu’est la tonalité intrinsèque de la langue. Je ne suis pas nostalgique de Maurice Alcindor et Max Ransay, mais il y a quelque chose d’un peu effrayant (d’un peu mutant, même) dans cet accent soigneusement neutre : on a quitté l’accent antillais mais on n’en a pas d’autre encore, puisque ça ne sonne pas français, ou tout au moins pas assez, pas complètement, pas vraiment ; il y a quelque chose de mécanique dans leur accent, un peu comme dans les formules des opérateurs de télémarketing, qui répètent sans conviction, sans talent et sans naturel des formules écrites. Cet accent est celui d’une langue apprise, d’une langue qui signale que l’on capitule, que l’on laisse derrière, sur le champ déserté, une part de soi. Ce zouk-là est un zouk de reddition.
Pire que le Bumidom ? Certainement. Car il ne s’agit plus que quitter une terre, mais de quitter une identité, une culture, de rompre finalement avec la complexité entière et têtue du monde d’où l’on est, qui n’est pas seulement son île ou son pays. Le plus curieux est qu’il ne s’agit pas d’une stratégie de survie, du désir (assez partagé, en général) de nourrir sa famille. Non, c’est une sorte de trahison sereine et d’autant plus triste que je la crois inutile.
Pire que le Bumidom ? Peut-être pas, puisqu’il ne s’agit guère que de musique. Alors ce n’est pas si grave. Comme d’habitude.

mercredi 25 juillet 2007

De la Talvera et de la solitude critique

Pour les vacances, j’ai jeté dans le sac une poignée de disques que j’ai vraiment aimés ces derniers mois et dont je sais qu’ils ne seront pas pollués par les obligations de travail. Parmi eux, Bramadis de la Talvera, qui m’avait rendu diablement euphorique à la première écoute : une Occitanie qui semble prendre par la main pour entrainer dans la danse, un mélange de rudesse trad et de liberté sonore de notre époque (des conversations, des bruits, des effets de mix très audacieux, des chants d’oiseaux, des instruments bricolés…).
C’est peu dire que je leur suis fidèle : j’ai chroniqué leurs disques avec constance, jadis dans Le Monde de la musique : n° 244 de juin 2000 pour l’album Pampaligossa, n° 251 de février 2001 pour Faguem ribota !, Danses d’Occitanie et n° 284 de février 2004 pour Poble mon poble, « Choc » du Monde de la musique ; et un autre « Choc » du Monde de la musique, dans le n° 290 de septembre 2004, pour Bodega, bodegaires !, anthologie de la cornemuse du Haut-Languedoc, réalisé par Daniel Loddo. Et au moins une ou deux fois, il me semble, dans Le Figaro, au temps ancien des chroniques de disques hebdomadaires.
Mais jamais rien de plus, notamment parce qu’ils ne tournent pas : quelques concerts ici ou là entre Marseille et Pau, une discrétion décourageante pour qui veut écrire sur eux « depuis Paris »… Je ne connais donc pas Daniel Loddo, multi-instrumentiste et parolier stimulant (tout au moins sur les traductions), ni Céline Ricard, belle voix de la Talvera. Je me demande parfois s’il n’y a pas quelque inappétence professionnelle chez ces gens-là, quelque réticence à quitter Cordes pour conquérir le vaste monde. Peu importe, après tout.
Ce qui me questionne plus, c’est le sentiment que l’on n’est guère nombreux à soutenir la Talvera. Et même d’être un peu seul, tant je crois n’avoir à peu près jamais rencontré d’article sur eux dans la presse nationale. Il se trouve que j’ai plus le tempérament à me croire seul à m’être trompé qu’à me vanter d’être le seul à avoir raison. Autrement dit, la Talvera compte parmi les quelques artistes qui m’ont fait douter de mes capacités critiques et de la pertinence de mon jugement. Pourtant, j’insiste : Bramadis est vraiment un disque formidable, d’une actualité troublante malgré la cornemuse, l’accordéon et les formes rythmiques archaïques. J’espère ne pas rester trop seul, sur ce coup-là.


PS. – Une précision documentaire : Daniel Loddo a enregistré jadis un 33 tours avec Claude Sicre, futur Fabulous Trobadors. Une recherche sur le folklore, le réveil de l’occitan, les fonctions du chant et de la danse… Le prologue d’aventures à venir sur lesquelles je ne crois pas, tant s’en faut, avoir été seul à m’enflammer. Alors ?

lundi 23 juillet 2007

Keith Jarrett, retour à juillet 2001

Mardi 18 juillet 2001, Keith Jarrett joue au Palais des Congrès, à Paris. Soirée intense, évidemment. Je ne suis pas le seul à me sentir renversé. Certes, on ne vit pas ce que vécurent nos aînés en entendant l’orage de Coltrane ou le génie de Monk dans leurs premiers clubs, mais on a franchement le sentiment de vivre des instants rares, d’une réelle importance. Dans Le Figaro, je suis évidemment enthousiaste quant au trio Jarrett-Peacock-DeJohnette. J’entends dans leur concert « des sortilèges de netteté, des énigmes heureuses, des ferveurs affairées, une musique boisée et automnale. Un jazz déjà installé dans ses dictionnaires. Avec raison. » Enthousiasme un peu solennel, donc, qui convoque l’histoire et a entendu l’automne sous les doigts de Jarrett. Et, aujourd’hui, j’ai le souvenir d’un concert un peu abstrait, semé de prodiges de charpentier et d’exploits savants, malgré l’usage fréquent de standards.
Quatre jours plus tard, le samedi 22 juillet, il joue à Montreux. L’enregistrement de ce concert va sortir à la rentrée en double CD. Et c’est tout autre chose. Un indice : il se passe quelque chose que l’on entend pas dans Straight No Chaser, mais que voit le public, qui éclate de rire. Et il y a les thèmes : My Foolish Heart (le titre de l’album), Ain’t Misbehaving et Honeysuckle Rose de Fats Waller, You Took Advantage of Me de Rodgers et Hart, The Song is You d’Hammerstein et Kern… Ce n’est pas la salle de bal mais on rigole bien ! Rien à enlever du bonheur du mardi, sinon qu’il n’y a plus rien de l’automne dans ce répertoire et ce jeu, dans cette limpidité d’intentions et cette jubilation.
Je ne sais pas combien de fois j’aurais écouté ce disque avant qu’il paraisse, début octobre. J’y trouve une sorte d’anti-Jarrett, ou plutôt de Jarrett sans l’apparat de morgue, de misanthropie, d’égoïsme que l’on entend souvent dans ses concerts et même dans ses albums de standards. Je ne me souviens pas avoir eu, il y a six ans tout juste, de réticences à ce concert au Palais des Congrès, sinon peut-être cette distance qui existe entre le musicien et le public, malgré la musique, ou peut-être même à cause de sa splendeur (cela se sent aussi chez Gustav Leonhardt ou chez Neil Young, qu’on se rassure !). Dans ce disque, quatre jours plus tard, plus rien de tout cela : un partage généreux de l’émerveillement.

vendredi 20 juillet 2007

Souveraineté de Catherine Ringer

Pour une fois aux Vieilles Charrues de Carhaix, les Timberland auront eu raison face aux Birkenstock. Pluie à 17 heures, ouverture des portes à 17h30, Sanseverino à 18h30 : « Merci d’être venus avec vos K-Way. Moi, je ne serais pas venu. » Plus vieille France, Charles Aznavour, presque deux heures plus tard : « Le temps n’est sûrement pas au beau, vous avez sûrement les pieds mouillés. » Palette réduite dans le public : rouge des milliers de ponchos du Télégramme, rose et vert des ponchos d’Ouest-France, bleu marine des coupe-vents au sigle des Vieilles Charrues (grosse affluence aux stands de merchandising officiel), blanc du plastique recyclable des imperméables Leclerc…
Le mieux de la soirée ? Peut-être Catherine Ringer, rockeuse, comédienne, danseuse contemporaine, une Patti Smith avec du théâtre, une PJ Harvey qui se poserait les questions de Peter Brook, une diva d’opéra qui jouerait l’Acid Queen dans un Tommy monté par Patrice Chéreau. Elle porte une robe et des chaussures de la génération de sa mère, passe par le french cancan, par une sorte de commedia dell’arte rock, par toute une représentation du corps et du visage qui raconte beaucoup plus qu’aux premières tournées des Rita Mitsouko. Ce n’est plus du dynamitage, c’est une construction : un édifice qui tient à la fois du facteur Cheval et de Boulée, du baroque le plus cinglé et de la rigueur expressive la plus drue. Curieusement, quand ils reprennent Under my Thumb, la chanson des Rolling Stones sonne manchot, primaire, mou : le jeu assez monochrome du groupe révèle là combien le matériau avec lequel il travaille pendant tout le reste du concert peut être puissant. Il est vrai que les quelques tubes du concert – C’est comme ça, Les Histoires d’A, Andy – sont tous passés par un tamis rock, se sont défunkisés, se sont rénovés sans leurs ironies et leur second degré habituels. Tout s’accorde pour servir sa voix libérée, ductile comme jamais, définitivement immense. Ah, certes, elle est moins belle qu’à l’époque des premières Cigale ; mais elle est tellement mieux.


PS. – Hier soir aux Charrues, je rencontre Frédéric Zeitoun et j’ai ma réponse quant à la chanson d’Hugues Aufray dont je parlais l’autre jour : c’est bien lui qui a écrit cette belle métonymie « Je ne suis qu’un feu de camp ».

jeudi 19 juillet 2007

« Atomic » de Blondie, un hymne collabo ?

Puisqu’est ressorti Eat to the Beat et tous ses clips sur un DVD, je me laisse aller au plaisir gamin de retrouvailles forcément un peu condescendantes avec Blondie, ses clips un peu cheap, son esthétique visuelle anguleuse et sexy, son accord un peu mécanique avec son époque. Et puis voici une petite merveille limite kitsch, le clip d’Atomic. Debbie Harry avec une gestuelle saccadée (le prétendu « robotique » qui a bien encombré les années 80), un danseur casqué comme plus tard les Daft Punk, des figurants en combinaisons futuristes, des musiciens qui prennent des regards de cyborg quand la caméra les fixe, des images de champignon atomique…
On se sent un peu mal à l’aise, forcément (et d’autant plus que le texte ne veut strictement rien dire). C’est un peu comme Torrey Canyon de Gainsbourg en 1967, qui se laisse hypnotiser par le progrès, la puissance technique, l’ampleur du jeu capitaliste, et finit par célébrer la marée noire en prétendant en être horrifié. Il y a quelque chose d’incommodant dans l’entrain à chanter un certain air du temps, quand cet air est aussi vicié... Non que Blondie ait été responsable de Tchernobyl, mais endosser cette imagerie, cette mythologie, cet ensemble de signes, c’est se placer d’un certain côté, qu’on le veuille ou non – un côté assurément déplaisant. Je ne réclame pas partout et toujours la démarche de Kraftwerk, qui a corrigé Radioactivity en Stop Radioactivity, mais tout le sous-texte du clip est l’écriture sans distance d’un futur extrapolé du présent, à partir d’images, de textures, de gestes qui le lient à une certaine conjoncture immédiate. Ce clip n’est pas à proprement parler de l’anticipation, mais un tri du présent en fonction de certaines conformités à un avenir désiré, et dont la cohérence sous-entend d’endosser une certaine réalité. Oui, à l’époque, Atomic est plus raccord avec l’envolée de la Bourse qu’avec les ouvriers de la sidérurgie qui veulent sauver leurs emplois ; oui, Atomic va plus à la rencontre de toutes les thèses modernistes et productivistes qu’aux appels à la prudence écologique du Club de Rome ; oui, Atomic est plus du côté de Valéry Giscard d’Estaing que d’Huguette Bouchardeau. C’est bêta, mais c’est comme ça : Atomic appartient tout entier à l’appareil de justification culturelle et idéologique d’une économie industrielle destructrice du bien commun.
Il faudrait d’ailleurs, de manière générale, jouer à retrouver le lignage de la chanson et de la pop qui accompagnent ou protègent l’ordre établi. On se ferait des surprises. D’ailleurs, Atomic a été utilisé pour une publicité de Coca Cola. Je sais, ça ne veut rien dire. Mais quand même…

mercredi 18 juillet 2007

Une métonymie d’Hugues Aufray et la tradition de l’autoportrait

« Je ne suis qu’un feu de camp/Juste un refrain dans le vent ». Ça, il fallait le trouver ! Je ne sais si ces vers-là sont de Frédéric Zeitoun ou d’Hughes Aufray lui-même, puisqu’ils cosignent les paroles, mais voici un raccourci génial, dans la chanson Ensemble on est moins seul, qui ouvre son prochain album, Hugh ! (une sortie de la rentrée prochaine). La tradition des autoportraits d’artistes est abondante, plus qu’abondante. Beaucoup de ces chansons sont d’une certaine solennité, comme Je viens du Sud par Chimène Badi, Une fille de l’Est par Patricia Kaas, La Chanteuse de bal par Liane Foly, qui ne manquent pas d’un franc orgueil, même – et surtout – dans la figure de style qui consiste à amoindrir son rôle, sa renommée, sa célébrité (le « je ne suis que… »). Pas de ça en revanche chez Jean Ferrat (Je ne suis qu’un cri, Je ne chante pas pour passer le temps) et sa manière très fiérote de considérer son métier, peut-être au même niveau d’obsession de soi que Claude Nougaro, lui aussi abondamment autocentré (La Chanson du maçon, Comme une Piaf, Petit taureau) et surtout Renaud, personnage récurent de ses albums (Où c’est qu’j’ai mis mon flingue, Docteur Renaud, Mister Renard et quelques dizaines de chansons).
Il est curieux de voir avec quelle fréquence les chanteurs mettent de l’ironie dans leurs autoportraits. Déjà dans C’est vrai par Mistinguett, il y a le plaisir d’endosser à la première personne les critiques voire les moqueries dont on est la cible (« On dit que j’ai de grandes quenottes/Que je n’ai que trois notes/C’est vrai !/On dit que j’aime jouer les arpètes/Les marchandes de violettes/C’est vrai !/Mais n’voulant pas chiper aux grandes coquettes/Leur Dame aux camélias/Je vends mes bégonias/On dit que j’fais voir mes gambettes/Mais j’s’rais pas Mistinguett/Si j’étais pas comme ça ! »). En un peu plus désespéré, Avec Fanon de Maurice Fanon ou Autoportrait de Mouloudji ; en mêlant pure vanité et spleen complaisant, Le Clochard des jumbos de Polnareff et Le Dernier des Bevilacqua de Christophe ; en jouant mi-carte de visite, mi-parapluie, Manquait plus qu'ça de Sandrine Kiberlain (virtuose, quand même : « Elle fait sa Carla/Elle fait sa Vanessa/Manquait plus qu’ça ») ou Il était une fois sur Mars de Mélissa Mars ; en se remémorant son propre bon vieux temps, Quelques notions de géométrie plus tard d’Arnold Turboust ou Ce n’est que moi d’Alain Chamfort ; en auto-citation cruelle, Je m’appelle Jane par Jane Birkin avec et de Michael Furnon ou Les Bonbons 67, Les F… ou Vieillir de Jacques Brel… Tous volontiers insolents à l’égard de leur propre œuvre ou de leur propre personnage. Chez Georges Brassens (Le Pornographe du phonographe, par exemple) ou chez sa petite sœur Anne Sylvestre (Me v’là et dix, quinze, vingt autres), il y a même une sorte de pudeur à ne pas aborder son propre art et sa propre situation d’artiste avec des majuscules, mais en sachant bien, toutefois, quel est le regard que le public porte sur eux. Il y a un peu de ça dans la chanson d’Hugues Aufray que j’ai écoutée hier, sur une nationale bretonne, dans l’interminable crépuscule de juillet : une claire fierté du chemin parcouru mais le sain sarcasme qui tempère le vertige d’être qui l’on est – « Je ne suis qu’un feu de camp », la plus brillante métonymie de l’année.

mardi 17 juillet 2007

Xavier Plumas, les Frères Jacques et le destin

Fin 1999, à l’époque je crois de l’album La Belle Inutile, j’avais interviewé Xavier Plumas, de Tue Loup. En parlant d’enfance, il m’avait raconté comment pour lui avait commencé la musique : « Je crois que c'est, outre des histoires racontées sur disque comme Le Roman de Renart, les Frères Jacques qui chantaient « Derrière chez nous y a un étang, et les canards s'en vont nageant... » Je ne me souviens pas du titre mais j'ai encore le disque. Et il parait que la première chose que j'ai entendue est Sympathy for the Devil des Rolling Stones parce que je suis né la semaine de la sortie du 45-tours, et mon oncle qui me gardait me le passait. Mon premier intérêt musical vient de là: mes deux oncles qui ont à peu près quarante-cinq ans maintenant, et qui m'ont fait découvrir leur discothèque: les Stones, Neil Young, Leonard Cohen, Creedence Clearwater Revival, les premiers souvenirs de musique qui m'ait passionné. »
Dans un petit livre titré Gilbert ou la musique, paru il y a quelques mois chez La Machine à Cailloux (les rattrapages d’été, toujours), il raconte cette même histoire fondatrice avec les Frères Jacques, tout en rappelant combien cela pouvait être curieux – et naturel à la fois – d’écouter cette chanson dans la campagne sarthoise.
On n’avait pas vraiment prévu cela : que Lou Reed s’écoute dans une ferme, avec des tracteurs qui passent au bout du chemin ; que la précarité d’un musicien qui peine à vivre de sa musique (Plumas n’en cache rien) soit tempérée par le généreux potager d’un paysan hors d’âge (le Gilbert du titre) ; qu’une vocation entrelace les Frères Jacques dans leurs collants et les guitares de Neil Young et Nick Drake. Ces universaux du rock sont beaucoup plus riches et imprévisibles qu’on nous l’a raconté pendant longtemps, lorsque seule la ville portait un imaginaire électrique. J’aime trouver un peu partout ces trajectoires qui ne ressemblent pas aux illustrations de la vulgate, qui ne viennent pas ajouter aux mythes. J’aime que les chemins de la musique que j’aime et respecte passent aussi par ces lieux improbables et modestes, par des situations nouvellement écrites. En employant le mot « situation » dans le sens sartrien, je ne sais pas si Sartre aurait aimé cela : qu’un Xavier Plumas, en racontant (joliment d’ailleurs) son métier et son amour des chansons, nous révèle que tout ce contexte ne l’a pas plus fabriqué musicien qu’il ne l’en a dissuadé, que les forces sociales et historique sont parfois innocentes. Nous renvoie encore une fois au mystère de la genèse des œuvres – les Frères Jacques et les Rolling Stones, on a tant essayé de nous faire croire que c’était impossible…

lundi 16 juillet 2007

Comme son nom l’indique, Aimable

A l’Intermarché de Pénestin (Morbihan), on trouve des disques aux caisses. Compilations toutes simples, destinées clairement aux vacanciers de saison, entre camping et barbecue. Donc, je cède pour une curiosité : La Fête au musette par Aimable. Une compilation Vogue-BMG de 1992, 4,99 euros. Il se trouve que j’ai écrit déjà sur Yvette Horner, comme tous les bobos de ma génération (l’effet Jean Paul Gautier), que j’ai interviewé André Verchuren… mais ne me suis jamais vraiment arrêté à Aimable, le troisième des géants qui incarnent à la fois grandeur et décadence de l’accordéon musette (enfin si, j’ai déjà écrit sur lui : sa nécrologie, en 1997, dans l’urgence, avec un bon dossier d’archives de presse et quelques souvenirs de dimanche après-midi à la radio). La pochette annonce « 20 succès ». Il y en a plus : Reine de musette et Aubade d’oiseaux (deux valses), Perles de cristal et Les Triolets (deux polkas), La Fête du taureau et El Gato Montes (deux paso doble) sont réunis sur les mêmes plages.
En fait, rien ne surprend jamais dans cette musique que l’on n’a pourtant pas l’impression de fréquenter, encore moins de rechercher. Tout est conforme, droit et prévisible dans cette perpétuelle montée vers les sons les plus flûtés, les plus entêtants de l’accordéon (ce registre que, selon Marcel Azzola, on appelle « le registre du commerce »), dans ce traitement toujours mécanique de la mélodie, des harmoniques et de l’accompagnement. D’ailleurs, si on a des surprises, c’est une guitare électrique, un son de synthétiseur, un vibraphone, une batterie qui imite les percussions d’un limonaire – une grammaire de l’accompagnement qui ne joue jamais de l’ellipse ou de l’allusion, mais toujours du plus brutal premier degré. Et quelques beaux thèmes pourraient sembler salement amochés, comme Le Dénicheur (Léo Danirdeff) ou Indifférence (Tony Murena et Joseph Colombo), s’il n’y avait une sorte d’innocuité affirmée, d’innocence revendiquée. Car cette musique de danse surjoue absolument tous les codes de la musique de danse, tous les marqueurs de la musique de danse, toutes les couleurs et tous les apparats de la musique de danse. On peut trouver que ce n’est pas une excuse, mais c’est ce qui explique que, finalement, on trouve à Aimable le même charme sans apprêt (j’allais écrire : sans intelligence) que dans certaines compilations de vallenato, de tango ou de country & western. Une sorte d’amabilité très littérale, peut-être très cynique mais perpétuellement souriante. Et ce sourire-là dépasse de loin l’accordéon : c’est celui des majorettes et des fanfares, des vins d’honneurs et des bals des pompiers – la culture d’une certaine France, que l’on trouve à 4,99 euros à la caisse d’un Intermarché, et qui partout ailleurs finit par refluer. J’ai l’impression qu’avant que je sois vieux on aura trouvé à Aimable des raisons de le réécouter.

vendredi 13 juillet 2007

De Richard Thompson et de la profondeur du répertoire

A sa sortie, j’avais écouté avec un vif plaisir 1000 Years of Popular Music, dont je viens de regarder enfin le DVD (l’été des retards que l’on rattrape…). Il y a le plaisir de cette anecdote : le musicien à qui Playboy demande de désigner les meilleures chansons du millénaire, et qui fouille vraiment dans dix siècles de répertoire populaire – et Playboy qui ne publie pas sa liste. Evidemment, il y a le plaisir de sa liste, donc: un air italien du XVIIe et Britney Spears, l’ère élisabéthaine (si importante pour les Anglais) et Tempted des Squeeze, l’apogée du music-hall londonien et une chanson de mineurs… Apparentements surprenants, paradoxes soignés, réévaluations brutales, enfers définitifs (où sont les Beatles ?), autoportrait à peine déguisé : tous les plaisirs de ces listes auxquelles les maniaques s’amusent depuis une lointaine lurette.
Evidemment, la démonstration de Richard Thompson sur Oops !... I Did it Again est brillante : on trouve dans cet apogée de la pop commerciale d’aujourd’hui quelques-unes des valeurs des grandes chansons populaires du XVIe qui sont parvenues jusqu’à nous. Ce jeu de l’hors-contexte a porté quelques démonstrations brillantes déjà sur Smells Like Teen Spirit par Patti Smith, Tori Amos ou Paul Anka – le genre, « vous voyez, débarrassé de l’apparat du moment, comme cette chanson correspond à tout ce que nous exigeons des meilleures chansons ». Mais ce qui m’intéresse le plus, dans l’histoire, c’est la manière dont Richard Thompson unifie un répertoire hétérogène, dont il rapproche tout – voire n’importe quoi – de son irréductible idiosyncrasie. Au-delà d’une preuve de la ductilité des chansons (ce qui n’est pas forcément évident), c’est l’enjeu de ces alignements de standards de plus en plus fréquents dans les sorties des dernières années (les trois autres anglo-saxons susdits sont de bons exemples du fonctionnement de cette martingale).
Mais j’ai l’impression que, malgré les disques de ce type de plus en plus courants (Juliette Gréco, Michel Delpech, Françoise Hardy, Michel Jonasz, Sylvie Vartan, etc…), l’on manque en France de cette liberté du répertoire – ou de la curiosité. En ce sens, Jean-Louis Murat avec son 1829 consacré aux chansons de Béranger est franchement une exception. Il y a un fil qui s’est rompu quelque part dans les années 80, quand a été ringardisé par le Top 50 la génération folk (je résume, là…). Mais quand les Frères Jacques ressortent Mon père y m’a marié, quand Yves Montand enregistre Aux marches du palais, quand Cora Vaucaire chante Le Roi Renaud, quand Maurice Druon écrit les paroles du Galérien, quand Malicorne chante Marions les roses, c’est toujours pour ici et maintenant, pour la société de l’époque et ses consommateurs de musique. C’est pourquoi j’aimerais tant que l’on réédite les Francs Garçons, qui furent si modernes en reprenant Le Conscrit du Languedoc de la même manière que Quand un soldat de Francis Lemarque et Le Petit Oiseau de toutes les couleurs de Gilbert Bécaud. C’est pourquoi je pense que tout le système de réévaluation de la reprise que j’ai souvent célébré est encore un peu timide et mériterait encore un peu plus d’audace.

jeudi 12 juillet 2007

Une chanson, un livre

A la Bibliothèque de France pour un peu de documentation pour ma série d’été du Figaro, j’essaie de me souvenir de combien de livres sont consacrés à une seule chanson. Moi et Bobby McGee de Laurent Chalumeau sur Me & Bobby McGee, le livre de David Margolick sur Strange Fruits, le livre que j’ai acheté à New York sur Amazing Grace… Pour des chansons françaises, je ne vois guère que l’album sur La Marseillaise… Peut-être y a-t-il peu de chansons qui le méritent. Peu qui charrient assez d’événements factuels avec elles pour mériter que l’on dépasse les 120 feuillets. Peu qui sont assez puissantes du seul point de vue mythologique pour que l’on puisse les discuter au-delà des 120 feuillets.
Il y aurait peut-être Ne me quitte pas, pour son invention de l’autre homme, celui qui rampe et supplie, qui s’avoue faible et vulnérable, qui annonce Alain Souchon et Christophe Miossec. On pourrait parler de La Vie en rose, de Comme d’habitude, pour leurs voyages à travers le monde, des Elucubrations d’Antoine pour le choc dans l’époque et une phénoménale queue de comète de parodies, d’imitations, de démarquages, de citations, d’Alors regarde de Patrick Bruel pour l’incarnation des valeurs et des élans d’une période optimiste (on peut en dire autant de chansons de Jean-Jacques Goldman ou de Daniel Balavoine, au demeurant), de La Mauvaise réputation de Georges Brassens pour l’autoportrait et la construction d’une figure éthique (le titre a été repris pour pas mal de publications, d’ailleurs, qui se sont peu intéressés à cet aspect de la question, me semble-t-il), de L’Hymne à l’amour pour la part mythologique colossale et la tralée de reprises (Johnny Hallyday, notamment, ce qui vaut des points), le fil compliqué des destinées du Temps des cerises… J’en ferais bien un ou deux, si j’avais le temps.

mardi 10 juillet 2007

Le franc jeu d’Emir Kusturica à l’Opéra de Paris

Le Temps des Gitans à l’Opéra de Paris a quelque chose de revigorant, évidemment, mais rien qui fasse aspérité, rien qui provoque, rien qui dérange. Kusturica a toujours été un grand fantasque sympathique, un grand jeteur de mots et d’images, mais il a suscité souvent quelques grincements, quelques agacements, quelques soupirs. A côté de moi, il y avait quelques habitués habillés en habitués. On sentait qu’au début ils avaient un peu de mal avec les voix sonorisées, avec le volume sonore des ensembles, avec un je ne sais quoi de désordonné. Mais ça passe vite.
Ce qui me gênerait, si j’avais à être gêné, c’est la prévisibilité de ce spectacle, la manière dont Kusturica transcrit son baroque balkanique en baroque balkanique. Des oies sur le plateau, des scooters, un triporteur, un jongleur, des joueurs de cartes, des enfants qui courent, des robes tristes en tissu criard, la beauté cheap du m’as-tu-vu de là-bas… De cela, on est bien servi, et souvent : il y a des cortèges, des mariages, des départs, des chorus line, tout ce qui peut donner à voir et entendre cette culture de la hâblerie, du désespoir et du grand rire. Curieusement, la maîtrise parfaite de cette langue forte et musquée par son propre créateur peut laisser un sentiment d’évidence, de redondance, presque de transparence.
Pourtant, c’est sublime. L’histoire emporte, émeut, bouleverse. Elle est parfaitement opératique parce qu’elle est à la fois singulière et archétypale, n’appartient qu’à cette civilisation-là et peut toucher tous et partout. Le drame final et l’ultime image de tous les personnages montant au ciel au bout de leurs filins, c’est la puissance véritable de l’opéra et non un jeu de cinéma. En cela, Kusturica a bien trouvé sa place dans cet art pour lui nouveau, encore que je ne sais s’il a l’intention de s’y attarder. (Mélancolie personnelle, au souvenir de 100 Objects to Represent the World, l’opéra de Peter Greenaway en 1997, de la conversation étourdissante d’un des esprits les plus stimulants du siècle et du gros pâté de l’œuvre présentée sur scène. On avait glosé entre confrères sur l’impossibilité de la création cinématographique à s’imposer en trois dimensions.)
Quelques airs toujours aussi prenants, comme Ederlezi ou l’hymne à la grand-ville qui scande « démocratie, Fox, MTV » (en outre, il est toujours utile d’entendre ce qu’est notre civilisation pour ceux qui frappent à sa porte). L’enjouement, la santé physique, la ferveur collective : belles valeurs portées sur cette vénérable scène. Le sentiment, aussi, que rien de ce que l’on voit n’est extérieur au plateau, qu’il n’y a nul sous-texte, que la vision du créateur du spectacle n’est pas mieux exprimée dans ses interviews… Le sentiment d’une œuvre qui joue franc jeu.

lundi 9 juillet 2007

Ina-Ich, premier buzz de rentrée ?

Je ne sais pas si ce sera le buzz de la rentrée, puisque l’album sort seulement le 15 octobre, mais j’aime sacrément le disque d’Ina-Ich. Depuis le temps que j’attends qu’une fille gueule. Oh, il y en a, certes (Nadj, cette année, par exemple, ou Mademoiselle K pour les lycéens), mais celle-ci est particulièrement gratinée. On sent qu’elle règle çà et là des comptes en direct, comme avec le portrait de ses parents dans Libre comme l’eau (« Libre comme l’eau dans un verre », une phrase de refrain particulièrement drue) ou avec les messieurs libidineux dans Belle Asiatique.
Sur la fin de l’album, ça se barre un peu en Kate Bush de 1re année (Aime-moi, avec tous les tics du j’écoute-ma-jolie-voix-qui-module-dans-les-enceintes-du-studio), mais il y a dans le premier paquet de chansons assez de guitares et de fiel pour faire passer Orly Chap pour une cheftaine de louveteaux. Evidemment, elle aime bien se vautrer dans le malaise, étire démesurément certains mots qui gênent, tripote avec une jubilation un peu adolescente des petits bobos de l’âme que l’on tient d’habitude enfermés dans le tiroir de la table de nuit. Sa puissance de feu compense beaucoup de choses, à commencer par le psychologisme de ses textes, par l’évidence de la fonction cathartique de tout ce qu’elle écrit, par la proximité assez voyante entre son univers et la fonction remplie jusque là par Indochine.
Je ne dirai pas qui avait éveillé mon intérêt pour Ina-Ich, il n’y a pas loin d’un an, je crois. Un doux garçon que l’on n’imagine pas dans cette univers de crise de nerfs, de bande Velpeau et de rancunes recuites. Mais je vois bien pourquoi il a cédé avec une telle délectation : pour nous autres qui aimons les chansons vraies, les émotions franches, les expressions tranchées (le rock, quoi), il y a là de quoi se nourrir abondamment et sans chichis. Et puis ça a plus de fond que Superbus.

dimanche 8 juillet 2007

Henk Hosftede & Avalanche Quartet, dans la vérité de Leonard Cohen

Je suis toujours dans la chaleur du merveilleux concert dont j’ai vu quarante minutes, mercredi soir aux Tombées de la nuit à Rennes : le projet Avalanche d’Henk Hofstede, consacré aux chansons de Leonard Cohen. Je n’ai hélas pu en dire grand-chose dans mon papier pour Le Figaro, et je regrette de n’en avoir pas plus vu, entre deux autres spectacles (le journaliste en festival, gavé et frustré à la fois).
Tout le monde avait remarqué dans les disques des Nits que la voix d’Henk Hofstede n’est pas très éloignée du timbre de Leonard Cohen. Il n’a pas voulu s’en éloigner plus, surjouer une indépendance qu’il ne recherchait pas : plusieurs de ses interprétations ne sont guère éloignées des originales du maître, comme Bird on a Wire (avec ses quatre acolytes, ils ont même prévu la guimbarde). Il y a quelque chose de très fin dans la manière dont il conduit les chansons de Leonard Cohen vers son propre univers, par de très légères nuances d’équilibre comme la domination des voix féminines dans Here It Is ou le fait que la voix lead d’I Your Man est tenue par une femme. Curieusement, on ne sent nulle piété manifeste : ce répertoire ne l’intimide pas, il y circule un peu comme le gardien de musée parmi les tableaux, comme s’il savait parfaitement quel contact, quelle matière, quel geste peuvent être dangereux pour les œuvres aimées.
Mercredi à Rennes, ce joli rang de cinq musiciens radieux avait quelque chose de si manifestement heureux… J’en suis d’autant plus pantois que ce sera le seul concert en France de cette formation et que le disque Leonard Cohen Songs n’ait pas trouvé de distributeur dans un pays pourtant ami des Nits et qu’il faille le commander sur internet. C’est pourtant une des plus belles entreprises rock de l’année.

jeudi 5 juillet 2007

Jumpstyle, gabber et décadence

Je sais, ce n’est pas classe du tout, mais j’aime bien le jumpstyle. Ce n’est sans doute pas pour les bonnes raisons, puisque je n’ai nulle envie de m’agiter comme un toton sur un rythme énervé. En plus c’est si crevant que ça ne dure jamais bien longtemps, vu que même les champions du jumpstyle de cave sont crevés au bout d’à peine une minute. Ce que je trouve passionnant dans cette histoire, c’est la multiplication des vidéos de jumpstyle sur Youtube, filmées en appartement, sur des parkings, dans des vestiaires – il y a de tout, et même beaucoup de n’importe quoi, jusqu’à un curieux jumpstyle irakien dont je me demande s’il n’est pas un canular. Bref, tout cela révèle plus de cinglerie que de bonne santé, plus de misère culturelle que de dynamisme inventif, une énergie livide et lisse, comme si ces garçons se revanchaient d’un désespoir quelconque. J’aime bien aussi que cela croise aussi plusieurs autres microphénomènes culturels comme le jean taille basse qui se révèle désastreux dans le jumpstyle.
Evidemment, c’est un peu plus nauséabond si on va se promener du côté du gabber, double allégeance à la techno hardcore et à la culture blanche footballiste et néerlandaise. Au-delà de l’intérêt documentaire gentiment ironique, comme dans ce joli reportage néerlandais, on croise dans ces parages-là de drôles de gueules, qui sont parfois même inquiétantes. Là, on glisse de l’anecdote petit-blanc aux faciès de faits divers. Décidemment, je préfère toujours le metal à la techno. Paradoxalement, j’ai l’impression qu’on y trouve moins de tarés. Et on se sent moins dans un Occident décadent.

mercredi 4 juillet 2007

Theo Hakola, une certaine délectation réactionnaire

Je ne sais pas toujours comment aborder un certain rock quinquagénaire. D’ailleurs pas forcément quinquagénaire, parfois quadragénaire comme celui de Laetitia Shériff, pendant le concert de laquelle j’écris, à Rennes (un concert de rock jeune public aux Tombées de la nuit, Iggy Pop serait surpris !). Je ne sais pas toujours si certaines de ses énergies sont rebelles ou réactionnaires, vintage ou rassies. Exemple avec Drunk Women and Sexual Water, le nouvel album de Theo Hakola. J’avais beaucoup aimé le retrouver en scène l’été dernier (ah ben tiens, lui aussi dans un festival public et l’après-midi, pendant Paris Quartier d’été). Quelque chose d’alerte et dru, mais qui assume volontiers son innocuité actuelle : dans Orchestre Rouge ou Passion Fodder, il pouvait se sentir sur la ligne de front ; il n’est pas loin aujourd’hui de la marge la plus précaire de la musique.
Sur son nouvel album, une chanson en français qui résonne curieusement, O tendre jeunesse. Un aîné, de la génération rebelle, s’adresse à ses cadets qui se donnent aux fausses valeurs du commerce. « Laissez-nous vous vendre nos t-shirts pourris/Laissez-nous vous prendre pour de gros abrutis/Qui font pour nous de la réclame en portant nos produits/Qui nous paient pour faire la publicité qui nous a tant réussi/N'importe quelle crotte qui porte la marque, qui porte la marque qui brille/Achetez-la ô tendre jeunesse, faites monter nos profits/Faites-vous respecter ainsi par d'autres abrutis/Dépensez, ô tendre jeunesse, dépensez toutes vos vies ».
Sur le fond, je suis bien d’accord avec ce constat-là, et même avec son ton (après tout, j’élève des ados). Mais je ne peux que me questionner sur la posture, sur cette manière de jauger une génération à l’aune de la sienne, sur cette façon de découper le monde. N’est-ce pas un peu la même chose, après tout, que ce que Philippe Clay chantait, et qui devait bien agacer Theo Hakola (s’il l’a entendu alors) :
« Mes universités/C'était pas Jussieu, c'était pas Censier, c'était pas Nanterre/Mes universités/C'était le pavé, le pavé d'Paris, le Paris d'la guerre/On parlait peu d'marxisme/Encore moins d'maoïsme/Le seul système, c'était le système D/D comme débrouille-toi/D comme démerde-toi/Pour trouver d'quoi/Bouffer et t'réchauffer ».
Bon. Personnellement, j’aime beaucoup mai 68 et beaucoup Mes universités. J’aime beaucoup Youtube et beaucoup O tendre jeunesse. Je crois que c’est pour cela que quelques-uns de mes copains disent que je suis centriste, ou que je n’ai pas beaucoup de personnalité. Mais il reste que personne ne me dira qu’il n’y a pas quelque plaisir à surprendre un ex-punk dans un prurit réactionnaire. C’est d’ailleurs la seule situation dans laquelle le conservatisme est délectable.

mardi 3 juillet 2007

L’industrie du disque : un impossible modèle alternatif ?

Déjeuner avec Rose-Hélène Deplasse, directrice générale du label Warner, que je connais depuis quinze ans. J’aime ses enthousiasmes tout droits, sa manière d’être corporate sans langue de bois. Nous parlons évidemment de son secteur. Je lui répète ce que Gérard Davoust (et Alex Kapranos, de Franz Ferdinand, sous une autre forme) m’avait dit un jour : la crise du disque n’est pas une affaire de conjoncture ou de mauvaise situation du marché, mais un abîme existentiel, comme l’a été l’ouragan dévastant le monde des éditeurs de petits formats quand le disque et la radio sont devenus le principal vecteur de la musique. Le parallélisme est pertinent : deux périodes d’une créativité débordante (les années 50 et le début des années 60, puis les années postmodernes), un massacre effarant dans les professions concernées (quel espace libre dans les bureaux d’EMI, ces derniers temps, après je ne sais combien de plans sociaux…).
Et puis une sorte de vertige, d’impasse conceptuelle. « On espérait que le numérique compenserait un peu », reconnaît Rose-Hélène. Oui mais voilà : une bonne performance pour un album en téléchargement légal, c’est 2000 ventes. « S’il n’y a pas de solution face au peer to peer, on est morts », dit-elle pour résumer. En fait, le nouveau modèle économique existe : prendre pied dans la production de spectacles, contrôler le merchandising, multiplier les canaux légaux pour la diffusion de la musique (oui, il y aura un deal avec un opérateur de téléphonie pour le prochain Johnny Hallyday), mais rien ne viendra remplacer la situation fermée du marché du CD dans les années 80-90. Alors, ce modèle économique que doivent inventer les maisons de disques (et plus seulement les majors) est extravagant : dégager de l’autofinancement alors que la plupart des clients ne payent pas; investir alors que la principale source de chiffre d'affaires s'est presque tarie.
Certes, il y a un combat éthique à mener sur le vol de la musique. Mais il y a aussi cette question effarante : qui financera la musique, désormais ? Curieusement, on en vient à songer à cette liberté inventée au temps des Beatles, de rester indéfiniment dans un studio pour y inventer une musique destinée au disque seulement – une liberté en danger, peut-être, une liberté peut-être d’un autre temps. Il y a mille autres libertés, bien sûr, et même de plus en plus nombreuses. Mais s’est-on demandé ce qui va disparaître avec la liberté de faire des albums ruineux en profitant des marges confortables des maisons de disques ? Il nous manquerait quelques disques de Stevie Wonder, de Michael Jackson, de Michel Polnareff, de Genesis, des Beatles…

lundi 2 juillet 2007

Wynton Marsalis, trop tard pour être un géant ?

Je réécoute avec plaisir et tristesse From the Plantation to the Penitentiary, le dernier album de Wynton Marsalis, paru en mars dernier chez Blue Note. Compositions, arrangements, direction du groupe, jeu du trompettiste lui-même : je maintiens que cet homme est un génie, peut-être le dernier que le jazz ait vu éclore.
Je l’ai interviewé quatre ou cinq fois entre 1993 et 1997. Années fastes de voyages de presse (Boston sous la neige, notamment), sublimes tournées européennes (Blood on the Fields à Rome, juste avant Banlieues Bleues), confiance fabuleuse d’un art qui se trouvait une nouvelle révolution. Car on parlait de néo-conservateurs, de marsaliens, de néo-traditionnalistes, de revivalistes ou, selon une expression dont j’étais très fier, d’un « jazz qui a renoué le fil rompu après Coltrane ». On avait longuement discuté, avec Michel Contat, quand je lui avais rendu mon papier sur Wynton et les siens pour un hors-série de Télérama (j’avais eu la permission du Figaro) : pouvait-on dire qu’Ellington avait un égal après Ellington ? Je maintenais que oui ; Contat se cabrait un peu. Avec le recul, je pense que j’avais bien raison : il n’y a guère de sophistication semblable à celle de Marsalis dans le jazz d’après-bop, guère de puissance créatrice aussi prodigieuse.
Simplement, on a perdu le fil, on a perdu le lien, on a perdu le jazz. Je peux me satisfaire d’avoir connu la dernière rafale d’immenses artistes apparus en quelques années : Marcus Roberts, Nicholas Payton, Cyrus Chestnut… Mais, enfin, ça ne console pas vraiment : si on considère Jamie Cullum ou Peter Cincotti comme des jazzmen et comme de nouveaux talents, je pense que l’on a fini de parler du jazz. Hélas, j’ai l’impression que quelque chose s’est effectivement brisé, et pas seulement par la faute du business (dans les dernières années 90, le jazz et le classique ont été bazardés par les majors, qui ont choisi de se concentrer sur quelques têtes de gondoles). La dernière fois que dans le jazz est apparu un courant (un courant, pas seulement une tendance du marché), ce fut avec Wynton Marsalis, dont la production discographique phénoménale, additionnée de celle de ses petits poulains, suffisait à tenir un beau panneau de CD chez les disquaires. Un combat était en cours, quelque chose arrivait, et qui posait des questions.
Et si tout s’est achevé, ce n’est pas seulement parce que l’industrie musicale s’est effondrée. J’ai l’impression que, comme dans une musique classique, le débat s’est absenté du jazz (sauf, évidemment, pour les petites guéguerres sans gloire comme Aldo Romano vs Michel Portal cette année), l’idée d’avancée, de révolution, de transformation, s’est éteinte. On ne décidera pas définitivement de la stature de Marsalis. Je pense que tout le monde, maintenant, se fout de savoir s’il est plus grand ou non que Duke Ellington. Trop tard, sans doute…
D’ailleurs, quand je dis que j’écoute From the Plantation to the Penitentiary, c’est très exagéré : j’écoute le pre-release composé de trente-cinq minutes d’extraits. Blue Note ne m’a pas envoyé le disque définitif et complet. C’est dire comme Blue Note croit encore au jazz…