Bollywood et repentance
L’an dernier, Paris Jazz Corner a sorti l’extraordinaire compil Paris, plages d’Hawaii, guitares hawaïennes 1930. Voici maintenant l’excellente série de six CD The Golden Voices of Bollywood, dont un disque titré Bollywood Bizarro. Epoustouflant : l’exotisme de l’Inde des années 50, c’est-à-dire le mambo, la valse suisse ou allemande, la guitare hawaïenne, le swing… Il y a là tout un jeu de miroirs, de correspondances, de décalages, de diagonales et de raccourcis qui est hautement réjouissant. Car l’industrie du divertissement cinématographique de Bombay travaille comme Hollywood ou les studios de Boulogne : un palmier et quatre mètres carrés de sable blanc, voici une plage du Pacifique ; un réverbère, une enseigne « Café » et un petit gros avec un képi bleu, voici Paris… Musicalement, c’est la même idée : des percussions vaguement latines, un yodel extraterritorial, l’Amérique réduite à une section de cuivres…
Ce n’est pas loin, dans le procédé, d’un Dario Moreno chantant une rumba de Rio de Janeiro ou de l’amourette hawaïenne Salade de fruits enregistrée par Georges Jouvin sur rythmes cubains… On s’en tient à quelques signes de l’altérité, on réduit la culture lointaine à quelques traits, on résume une part de l’humanité à deux ou trois timbres d’instruments, à une adaptation sommaire d’un rythme (vous vous souvenez d’Il faut danser reggae par Dalida, la même année qu’Aux armes et caetera ?) et on ne soucie ni de vérité, ni de vraisemblance, ni même de sincérité. Il est toujours amusant de voir les autres procéder de même avec notre culture. Et Bollywood Bizarro fait bien rigoler, par exemple avec Hal Kaisa Hai, duo de la mirifique Asha Bhosle et de l’étonnant Kishore Kumar, avec violons et chœurs romantiques, trompette à la Satchmo, déhanchement afro-cubain et yodel.
Pourtant, « On peut me rire au nez… ça dépend de quel rire », disait Léo Ferré. Quand nous nous délectons, en bobos parfaitement au clair avec les droits de l’homme, des naïvetés, des paresses, du provincialisme du Bollywood des années 50, nous étalons, d’une part, un discours très conscient sur le regard de l’autre et sa relativité (en gros, Roland Barthes meets Nelson Mandela) et, d’autre part, une sacrée dose de condescendance (le second degré, le « c’est une autre culture », le « ils en sont tous dingues »).
Autrement dit, comment prendrions-nous l’envie de bobos indiens de rééditer les cassettes audio de paso doble d’André Verchuren et tout ce qui peut nous faire passer pour des ploucs ? L’autre n’est-il pas plus ridicule – et donc méprisé – quand on l’habille de vêtements qui ne sont pas les siens ? Souvenons-nous que le nègre Banania porte l’uniforme du tirailleur, qui est tout sauf un vêtement d’Afrique Noire. Justement, le mambo ou la valse ne sont-ils pas l’uniforme de tirailleur de Bollywood ?
Donc, devrons-nous aussi nous considérer – rétrospectivement et collectivement – comme pas si innocents que ça, dans quelques lustres, quand on exhumera Bollywood Bizarro ? Devrons-nous repentir de nous être délectés au second degré du kitsch indien comme nous nous repentons volontiers aujourd’hui du nègre Banania qu’inventèrent nos arrière-grands-parents ?
En attendant, qu’on se rassure : j’adore ce disque.
2 commentaires:
un tel blog était salutaire pour la survie de nos pauvres neurones. Merci et abreuvez nous de vos réflexions majuscules.
tres intiresno, merci
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