Viktor Lazlo, beau visage du Tout-Monde
Moment riche, l’autre après-midi, avec Viktor Lazlo. Son album sort dans quelques jours, mis en scène et en couleurs par David Linx. Begin the Biguine, un disque d’une beauté calme et limpide. Elle-même est brillante, d’une intelligence acérée. Dans la conversation, elle dévoile un intéressant rapport à son métier et à son image, incarne tout autre chose que la fille qui a eu un succès démentiel dans les années 80 et n’en est toujours pas revenue. Au contraire : de la maitrise, de la sérénité, une manière élégante de laisser entrevoir la complexité de ce que suscitent le succès et l’ombre.
Femme belle, donc, comme installée dans la paix et la prospérité. Un instant, pourtant, elle laisse frémir un peu la voix, vaciller les yeux : qu’on ait pu lui dire « que je n’étais pas assez noire ». Une des grimaces nouvelles du vieux masque de l’homme. Pas assez noire pour celle-ci, trop blanc pour l’autre, pas assez d’accent, pas assez roots, peut-être inauthentique... Des générations de filles qui se faisaient belles, qui se donnaient à des brutes, qui rêvaient que leur enfant aurait la peau sauvée – comme on dit là-bas –, qui essayaient d’arracher d’elles-mêmes et des leurs jusqu’au reflet de l’esclave, pour finir quelques générations plus loin, « pas assez noire ». Elle raconte son père, mulâtre martiniquais établi en Belgique qui un jour, dans la rue, se fait héler en créole : « Il a répondu en flamand ». Comprendre ce plan collectif des Antillais pour quitter une race, pour échapper au miroir d’une histoire effroyable. Pardonner ces stratégies qui érigeaient la haine de soi en valeur fondatrice. Et se faire dire que l’on n’est « pas assez noire ». L’histoire ne ricane pas, ces jours-là, elle se frappe sur les cuisses en hurlant de rire.
C’est l’histoire de Karim Kacel, le chanteur de Banlieue. 1984, la marche des beurs, Mitterrand ému, la presse énamourée pour ce fils d’ouvrier algérien nourri de Ferré. Phénomène de société, éditoriaux, débats télévisés. Et puis un jour, une nouvelle sale gueule. Pas celle qui attire le flic au coin d’un couloir de métro, pas celle qui empêche de se faire servir au bar ou d’entrer dans une boîte. Non, la pire sale gueule : l’accent parigot, pas de derbouka, même pas besoin de visa pour venir chanter au Café de la Danse. On ne lui a pas dit franchement « pas assez arabe », mais c’était presque aussi franc.
C’est l’histoire de Salif Keita et de Sosie. Disque superbe, introuvable, indispensable : il chante Serge Gainsbourg, Léo Ferré, Mort Schuman, Nino Ferrer (la meilleure version jamais enregistrée du Sud)… Personne ne veut du disque qui, après avoir trainé des mois de label en label, sortira finalement au Danemark et arrivera en France en import. Pas assez africain, sans doute.
Viktor Lazlo, elle, est un peu consolée. Elle sait ce qu’elle va chercher en Martinique lorsqu’elle y part – pas tout à fait chez elle, pas tout à fait étrangère. Elle a beaucoup parlé avec Edouard Glissant et Patrick Chamoiseau, et je sais quel viatique de courage, de légèreté et d’ivresse ils ont pu lui apporter. L’imprédictible, l’imprévisible, le toujours stimulant mouvement du Tout-Monde… Conversation avec elle sur la malédiction du métissage, qui nous garantit que lorsqu’on remplira les prochains trains à wagons plombés, nous serons sûrs d’y avoir une place – trop blancs, trop noirs, trop tout, trop rien… En attendant, les critiques, les directeurs artistiques et les politiques classent eux aussi – trop blancs, trop noirs, trop tout, trop rien… En attendant, beau visage du Tout-Monde, Viktor Lazlo sort dans quelques jours un disque de chanson jazz, avec un rien d’Antilles ici ou là. Peut-être « pas assez noire », évidemment. Peut-être même « pas assez blanche », non plus.
2 commentaires:
Beaucoup à dire, en effet, sur l'effet "trop blanc" "trop noir", "trop assimilé" fdnas le monde dd la culture et dees médias en france. Tchimbé rèd.
Il y a autre chose dans la vie que le Canöe Rose.
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