mardi 26 juin 2007

En Créolie (V) : le retors « tan lontan »

La mémoire forcément emmêlée du tan lontan, d’une histoire qu’il faut toujours remesurer et redéfinir en fonction des combats, des enjeux, des conflits d’aujourd’hui. Nous parlons, le réalisateur Christian Grandman, mon acolyte Michel Giraud et moi, avec Armand Chérubin, poète et gwan moun qui témoigne de l’avant-guerre et de ses pratiques. La sérénade, par exemple. A quelques garçons, habillés des dimanches, ils allaient devant la maison de la belle, chantaient du Tino Rossi, du Maurice Chevalier, plus tard du Luis Mariano. Des chansons sentimentales en créole ? « Non, jamais. » Le répertoire d’histoires de cette pratique : un garçon chante J’ai fait le tour du monde, de Tino Rossi. La belle répond : « Ah, ou fè le tour du monde pou vini fè sa ici mèm ! » Et il se prend le contenu du pot de chambre (vaz pisa) jeté par la fenêtre.
On ne comprend vraiment tout cela que si l’on admet qu’il y a un continuum culturel par-delà l’Atlantique, des élans de la société semblables à Béziers, Maubeuge et Pointe-à-Pitre, mais inconnus à Roseau ou Port-of-Spain. Une espèce de francité obstinée, note tenue perceptible dans la musique, les sociabilités (« nou ké bwè on champagne »), la cuisine (l’absence de sauces aigres douces). Sans la comprendre, on ne comprend pas tout le paysage, à commencer par le quadrille, que tant de gens évacuent de leur description de la musique guadeloupéenne.
Avec Napoléon Magloire, Chérubin évoque aussi le bénadin, appelé aussi filé droit, danse des mains dans laquelle il fallait toucher et feinter l’autre, accompagné au tambour ou, le plus souvent, au boulagèl – les percussions vocales.
Chérubin raconte aussi le gros tambour – en français dans le texte –, sortie des tambours pour la fête de la commune, pour le 14 juillet ou pour la fête Schoelcher, le 21 juillet. Pas de chacha, pas de siak (qui est actuellement en train de disparaitre, d'ailleurs), un seul boula – deux tambours seulement, donc, sous l’Arbre de la Liberté, à Anse-Bertrand. Il y tient : on ne danse plus comme avant, tout s’est perdu, à commencer par le fait que c’était le danseur qui commandait au tambouyè, que c’était le batteur qui demandait parfois un autre pas au danseur pour pouvoir changer de rythme. Que le tambour et sa danse n’étaient pas réservés aux nèg la ri, qu’on y voyait même, à l’occasion, de « vraies dames ». Donc, au gros tambour a succédé l’appellation gwo ka, puis léwoz.
Il a créé en 1965 le Cercle culturel ansois, groupe pionnier en folklore. Disque fondateur avec le tambouyè Robert Loyson et le chanteur Chabin. C’est Chabin qui un jour de fête à Petit-Bourg improvise le fameux « Messieurs et dames bonsoir », enregistré quelques jours plus tard au Vernou Palace sur disque Célini. Comme Vélo était chez Célini, c’est lui qui est au makè sur l’enregistrement – mais il ne chante pas.
Chérubin n’aime pas plus que moi le culte révisionniste rendu à Vélo, nourri de coups de rhum de charité, dormant là ou il était tombé (un matin, il était endormi au pied de l'escalier de notre immeuble, place de l’Eglise), clochard sanctifié dès le jour de sa mort. Chérubin raconte les fêtes à l’Anse Bertrand, le maire qui tenait absolument à ce que vienne Vélo. Au déjeuner officiel, le tambouyè était présent, « pas à la table du maire, mais il déjeunait là, dans la salle de la mairie. » Et le banc existe toujours, sur lequel Vélo dormait ce jour-là, sur la place du marché de l’Anse Bertrand.
Chérubin a aussi quelques autres remarques un peu différentes de la vulgate. Par exemple, il compte, parmi les rythmes du ka, le roulè, « qui se dansait comme une valse ». J’en connais qui n’en veulent pas entendre parler. Il rappelle, en parlant, combien le tan lontan est touffu, opaque, parfois même retors, qui nous refuse les lectures simples. On y trouve toujours plus de complexité, plus d’exceptions, plus d’ambiguïtés. La créolité comme training intellectuel.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Bravo ! Quelle richesse ! Quel éclectisme ! C'est un plaisir de vous lire et j'attends avec impatience votre article sur la musique réunionnaise... Merci et continuez !