Le zouk Bumidom
Au temps de nos parents, il avait été inventé une institution typique de l’époque, le Bureau d’immigration des départements d’outre-mer, le Bumidom. Il payait le bateau ou l’avion pour la métropole, fournissait des adresses pour un premier travail, et parfois même, je crois, un petit pécule pour les premiers besoins en France. Beaucoup d’Antillais sont venus par le Bumidom en France – les bumidomiens. On les a beaucoup accusés de parler exagérément à la française, d’interdire à leurs enfants de parler créole, de vouloir à tout prix oublier et faire oublier d’où ils venaient. Certains y sont bien arrivés, comme les Gibson Brothers, au temps du disco triomphant et de leurs tubes internationaux : ils prenaient bien soin de faire oublier qu’ils étaient martiniquais et, d’ailleurs, leur site internet est toujours intégralement en anglais. Et puis on a rejeté la mentalité assimilationniste, on a revendiqué biten an nou et bay nou-an. Démarche utile, sans doute, mais qui s’en est pris avec une injuste constance aux bumidomiens et aux négropolitains, requalifiés de bounty et coupables par essence. Ce n’est pas parce que mon père est de cette génération bumidomienne (mais venu en France par ses propres moyens, je crois) que je me suis toujours méfié du discours hyper-roots qui a tendu à devenir dominant aux Antilles : ces gens-là furent pris dans le grand enthousiasme occidental des trente glorieuses, dans la certitude des jours meilleurs, dans les belles promesses des sergents recruteurs. Et beaucoup ont fait, finalement, un beau et digne parcours.
Voici donc qu’à mon Intermarché de vacances à Pénestin (Morbihan), j’ai acheté une grosse compilation de zouk. Une boite de quatre CD à 10 € avec des palmiers et de la mer bleue sur la pochette pour – s’il faut dire la vérité – avoir enfin Sacré Marius, chanté par Marius Trésor en 1978, vieux souvenir kitsch. Et puis la curiosité d’aller écouter de plus près tous ces tubes vaguement entendus mais jamais vraiment écoutés.
Eh bien voici pire que le Bumidom. Ce zouk-r’n’b est un signe d’aliénation mieux que consentie : une aliénation revendiquée, hystérique, lapée jusqu’à la dernière goutte. Mais a-t-on encore le droit de parler d’aliénation ? Il y a par exemple un titre de Jane Fostin et Medhy Custos, Pas de glace, qui va au-delà de toutes les catégories morales avec une servilité confondante. Le problème n’est pas que l’on se rende aux décrets de la culture dominante, mais que l’on y courre avec une telle platitude formelle, avec une telle médiocrité de moyens vocaux et expressifs, avec une telle obséquiosité provinciale.
Il y a en a une belle série derrière, petits tas de vocalises simili soul sur un zouk paresseux sorti tel quel du séquenceur. Et je ne parle pas du grotesque des mots d’anglais promenés à longueur de chanson comme une calandre de Mercedes le long du boulevard Légitimus. Et je ne parle pas des imitations pitoyables de Patrick Saint-Eloi qui réduisent son héritage à un falsetto prétendument langoureux. Et je ne parle pas de l’effondrement du créole qui prend parfois des couleurs horrifiantes de petit-nègre pour touristes. Et je ne parle pas de cette langue française réduite à cent mots qui fait passer les boléros d’Henri Debs pour du Stéphane Mallarmé.
Je ne suis pas particulièrement conservateur sur l’accent, mais quand même. Il y a dans cette musique made in Dom-Tom une franche volonté d’effacement de ce premier signe de l’identité vocale qu’est la tonalité intrinsèque de la langue. Je ne suis pas nostalgique de Maurice Alcindor et Max Ransay, mais il y a quelque chose d’un peu effrayant (d’un peu mutant, même) dans cet accent soigneusement neutre : on a quitté l’accent antillais mais on n’en a pas d’autre encore, puisque ça ne sonne pas français, ou tout au moins pas assez, pas complètement, pas vraiment ; il y a quelque chose de mécanique dans leur accent, un peu comme dans les formules des opérateurs de télémarketing, qui répètent sans conviction, sans talent et sans naturel des formules écrites. Cet accent est celui d’une langue apprise, d’une langue qui signale que l’on capitule, que l’on laisse derrière, sur le champ déserté, une part de soi. Ce zouk-là est un zouk de reddition.
Pire que le Bumidom ? Certainement. Car il ne s’agit plus que quitter une terre, mais de quitter une identité, une culture, de rompre finalement avec la complexité entière et têtue du monde d’où l’on est, qui n’est pas seulement son île ou son pays. Le plus curieux est qu’il ne s’agit pas d’une stratégie de survie, du désir (assez partagé, en général) de nourrir sa famille. Non, c’est une sorte de trahison sereine et d’autant plus triste que je la crois inutile.
Pire que le Bumidom ? Peut-être pas, puisqu’il ne s’agit guère que de musique. Alors ce n’est pas si grave. Comme d’habitude.
1 commentaire:
Si vous pensez que les hommes sont faits pour stagner, alors oui, il y a danger pour les Antilles Françaises, parce qu'à moyen terme vous perdrez beaucoup.
Dans le cas inverse, lorsqu'on demande à la métropole, bien plus d'ouverture, il est regrettable de s'enfermer dans des cages de pseudo-clichés.
Lorsqu'il y a une demande, des offres s'invitent sur la scène. Dans ce pack, il y a certe de tout mais le consommateur a entière liberté lors de ses achats.
S'il estime que le Zouk Rnb relève de la simple ébauche , personne ne pourra le contraindre à se payer de tels cds. S'il le fait, c'est que ce genre musical répond à ses attentes.
Le Zouk RNB "fonctionne" parce qu'il y avait une attente. La population se métisse. Certains enfants de bumidomiens comme vous le dites, n'ont pas connu Ska Sha, Les Leopards, Alcindor et autres...C'était à leurs parents de faire le nécessaire...
Donc ne soyons pas étonné que pour faire passer la pilule Bélè, Gros Ka, autrement dit "tradition", il faille diluer un peu le patrimoine.
Les hommes évoluent, leur manière de vivre également de même que leurs diverses aspirations.
Retenez que si certains n'avaient pas pris le bateau à une certaine époque, il aurait été encore plus difficile pour leurs enfants de réclamer, après l'obtention de divers diplômes le droit d'être haut-fonctionnaire ou autres...
Ce mouvement a permis un énième brassage des hommes et des idées.
Les débats actuels (intégration de la diversité) sont à la fois le reflet et la suite logique de ce processus d'évolution de la société.
De même que vous le dites, je trouve regrettable le peu de profondeur de la plus part des textes de ces chansons.
Est-ce que la vie d'un Martiniquais ne rime qu'à penser aux belles chabines du coin?..
: - )
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