Wynton Marsalis, trop tard pour être un géant ?
Je réécoute avec plaisir et tristesse From the Plantation to the Penitentiary, le dernier album de Wynton Marsalis, paru en mars dernier chez Blue Note. Compositions, arrangements, direction du groupe, jeu du trompettiste lui-même : je maintiens que cet homme est un génie, peut-être le dernier que le jazz ait vu éclore.
Je l’ai interviewé quatre ou cinq fois entre 1993 et 1997. Années fastes de voyages de presse (Boston sous la neige, notamment), sublimes tournées européennes (Blood on the Fields à Rome, juste avant Banlieues Bleues), confiance fabuleuse d’un art qui se trouvait une nouvelle révolution. Car on parlait de néo-conservateurs, de marsaliens, de néo-traditionnalistes, de revivalistes ou, selon une expression dont j’étais très fier, d’un « jazz qui a renoué le fil rompu après Coltrane ». On avait longuement discuté, avec Michel Contat, quand je lui avais rendu mon papier sur Wynton et les siens pour un hors-série de Télérama (j’avais eu la permission du Figaro) : pouvait-on dire qu’Ellington avait un égal après Ellington ? Je maintenais que oui ; Contat se cabrait un peu. Avec le recul, je pense que j’avais bien raison : il n’y a guère de sophistication semblable à celle de Marsalis dans le jazz d’après-bop, guère de puissance créatrice aussi prodigieuse.
Simplement, on a perdu le fil, on a perdu le lien, on a perdu le jazz. Je peux me satisfaire d’avoir connu la dernière rafale d’immenses artistes apparus en quelques années : Marcus Roberts, Nicholas Payton, Cyrus Chestnut… Mais, enfin, ça ne console pas vraiment : si on considère Jamie Cullum ou Peter Cincotti comme des jazzmen et comme de nouveaux talents, je pense que l’on a fini de parler du jazz. Hélas, j’ai l’impression que quelque chose s’est effectivement brisé, et pas seulement par la faute du business (dans les dernières années 90, le jazz et le classique ont été bazardés par les majors, qui ont choisi de se concentrer sur quelques têtes de gondoles). La dernière fois que dans le jazz est apparu un courant (un courant, pas seulement une tendance du marché), ce fut avec Wynton Marsalis, dont la production discographique phénoménale, additionnée de celle de ses petits poulains, suffisait à tenir un beau panneau de CD chez les disquaires. Un combat était en cours, quelque chose arrivait, et qui posait des questions.
Et si tout s’est achevé, ce n’est pas seulement parce que l’industrie musicale s’est effondrée. J’ai l’impression que, comme dans une musique classique, le débat s’est absenté du jazz (sauf, évidemment, pour les petites guéguerres sans gloire comme Aldo Romano vs Michel Portal cette année), l’idée d’avancée, de révolution, de transformation, s’est éteinte. On ne décidera pas définitivement de la stature de Marsalis. Je pense que tout le monde, maintenant, se fout de savoir s’il est plus grand ou non que Duke Ellington. Trop tard, sans doute…
D’ailleurs, quand je dis que j’écoute From the Plantation to the Penitentiary, c’est très exagéré : j’écoute le pre-release composé de trente-cinq minutes d’extraits. Blue Note ne m’a pas envoyé le disque définitif et complet. C’est dire comme Blue Note croit encore au jazz…
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