mardi 10 juillet 2007

Le franc jeu d’Emir Kusturica à l’Opéra de Paris

Le Temps des Gitans à l’Opéra de Paris a quelque chose de revigorant, évidemment, mais rien qui fasse aspérité, rien qui provoque, rien qui dérange. Kusturica a toujours été un grand fantasque sympathique, un grand jeteur de mots et d’images, mais il a suscité souvent quelques grincements, quelques agacements, quelques soupirs. A côté de moi, il y avait quelques habitués habillés en habitués. On sentait qu’au début ils avaient un peu de mal avec les voix sonorisées, avec le volume sonore des ensembles, avec un je ne sais quoi de désordonné. Mais ça passe vite.
Ce qui me gênerait, si j’avais à être gêné, c’est la prévisibilité de ce spectacle, la manière dont Kusturica transcrit son baroque balkanique en baroque balkanique. Des oies sur le plateau, des scooters, un triporteur, un jongleur, des joueurs de cartes, des enfants qui courent, des robes tristes en tissu criard, la beauté cheap du m’as-tu-vu de là-bas… De cela, on est bien servi, et souvent : il y a des cortèges, des mariages, des départs, des chorus line, tout ce qui peut donner à voir et entendre cette culture de la hâblerie, du désespoir et du grand rire. Curieusement, la maîtrise parfaite de cette langue forte et musquée par son propre créateur peut laisser un sentiment d’évidence, de redondance, presque de transparence.
Pourtant, c’est sublime. L’histoire emporte, émeut, bouleverse. Elle est parfaitement opératique parce qu’elle est à la fois singulière et archétypale, n’appartient qu’à cette civilisation-là et peut toucher tous et partout. Le drame final et l’ultime image de tous les personnages montant au ciel au bout de leurs filins, c’est la puissance véritable de l’opéra et non un jeu de cinéma. En cela, Kusturica a bien trouvé sa place dans cet art pour lui nouveau, encore que je ne sais s’il a l’intention de s’y attarder. (Mélancolie personnelle, au souvenir de 100 Objects to Represent the World, l’opéra de Peter Greenaway en 1997, de la conversation étourdissante d’un des esprits les plus stimulants du siècle et du gros pâté de l’œuvre présentée sur scène. On avait glosé entre confrères sur l’impossibilité de la création cinématographique à s’imposer en trois dimensions.)
Quelques airs toujours aussi prenants, comme Ederlezi ou l’hymne à la grand-ville qui scande « démocratie, Fox, MTV » (en outre, il est toujours utile d’entendre ce qu’est notre civilisation pour ceux qui frappent à sa porte). L’enjouement, la santé physique, la ferveur collective : belles valeurs portées sur cette vénérable scène. Le sentiment, aussi, que rien de ce que l’on voit n’est extérieur au plateau, qu’il n’y a nul sous-texte, que la vision du créateur du spectacle n’est pas mieux exprimée dans ses interviews… Le sentiment d’une œuvre qui joue franc jeu.

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