Pourquoi on ne danse pas le forro
Ce n’est pas la première ni la dernière compilation de forro que je reçois. Forro acustico vol. 1, chez Cinq Planètes, n’est pas la moins bonne, tant s’en faut. Pour tout dire, c’est un disque qui emporte vite une généreuse onde de plaisir, qui m’a permis l’autre jour de traverser joliment un après-midi un peu vif au journal – une édition assez lourde à réaliser – tout en provoquant d’amusantes réflexions en tâche de fond sur notre rapport d’Européens à la danse et au plaisir de la sueur.
Le forro, ce sont des danses européennes (le quadrille français et la valse, des musiques allemandes venues avec l’accordéon, des souvenirs espagnols ou italiens épars) posées sur une grosse pulsation bien large (le « pied ») et un second rythme très rapide et saccadé qui à eux deux attestent de la rencontre de l’Afrique et des cultures indiennes d’Amérique. Cette musique, c’est l’histoire et l’esprit du Nordeste, ses généalogies et ses fringales. On pense évidemment au corps survolté de la samba (plus bas dans le Brésil), mais dans une écriture plus sociale – une danse de couple – donc forcément plus ritualisée.
Musique traditionnelle, donc, que l’on m’a confirmée, quand j’étais au Brésil, être une musique menacée. L’Amérique, évidemment, la jeunesse du pays, l’enracinement urbain et – « comme chez vous dans les années 60, monsieur Dicale » – l’érosion générale des structures sociales et culturelles de la société traditionnelle. Eh bien voilà : cette érosion-là s’appelle la liberté. Moi qui aime beaucoup la bourrée telle qu’on la danse à Saint-Chartier, je vois très bien pourquoi ma mère (auvergnate mais citadine) ne l’a jamais dansée : pas à cause du rythme ou de la musique, mais à cause du rang de vieilles du village le long du parquet de bal, à cause des rites crétins qui veulent qu’on ne peut danser deux danses de suite qu’avec son « légitime »… La bourrée, c’était le village et l’assurance d’une vie de village. Ma mère est partie faire des études à Paris et n’a jamais dansé la bourrée.
Alors nous pouvons bien avoir la nostalgie du forro – je veux dire d’un temps de l’humanité dans lequel on danse le forro, avec le corps qui n’est pas tenu par les guindes urbaines et bourgeoises, avec l’expression collective de solidarités sans lesquelles le rythme du bal agonise, avec la liberté d’être un danseur aux virtuosités renommées dans le village ou le quartier… Mais cette nostalgie a quelque chose d’hypocrite, au fond : nous avons construit une société qui peine à accepter les contrôles sociaux et les structures sociales qui font émerger le forro, la bourrée ou le premier musette.
Lorsque nous nous interrogeons sur pourquoi les Nordestins dansent mieux et avec plus de jubilation que les Français, non aimons nous saouler d’âneries comme la nature ou le tempérament brésilien. Non, il existe simplement là-bas un état de la société que nous avons pris grand soin d’éradiquer, un lien social dont nous n’avons plus voulu – et depuis très longtemps. Autrement, ce serait si simple d’acheter un accordéon ou de rejoindre les Bombes 2 Bal en chantant On adore le forro (sur leur album Danse avec ta grand-mère, paru en 2004, le suivant, Bal indigène, vient de sortir). Mais il est si doux de rêver notre pays au bal, sur du forro…
4 commentaires:
Dans le Sud-Ouest les Bombes 2 Bal font souvent danser le forro toulousain m'a-t-on dit ! On en a un aperçu sur leur page My Space : http://www.myspace.com/bombes2bal
Yves
La bourrée se danse encore, heureusement. Les escatch ont aussi un myspace!
Le forro... certains se moquent lorsqu'ils entendent cette musique de bal musette à la brésilienne. Mais c'est qu'ils n'ont jamais mis les pieds dans un bal forro.
Terriblement agréable et entrainant à écouter et tellement délicieux et sensuel à danser...
Fais-tu partie (je me permets le tutoiement...disculpa) de ceux qui écoutent au bord de la piste ou bien oses-tu le langage des corps ?
Vera
bè, mais le forro rural, la bourrée, la gigue, les cercles circassiens, tout ça, aujourd'hui y a plus de contrôle social. Faut y aller et tu verras : on a filtré ce contrôle social à l'entrée avec des LFO et on a laissé rentrer que les iroquois aux cheveux verts !!
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