dimanche 28 octobre 2007

Juliette Gréco et la nature du classicisme

On attribue à Hugo l’aphorisme selon lequel le premier à avoir écrit « fraiche comme une rose » est un génie mais le deuxième déjà un classique. La chanson a ceci de différent de la littérature que le classique est toujours le premier. Je suis toujours surpris de la facilité avec laquelle on associe Brassens, Brel et Ferré comme parangons de la chanson classique. Sans doute vaudrait-il mieux dire qu’ils sont trois classiques de la chanson, entre autres parce que j’ai parfois du mal à saisir ce en quoi on les associe (essayons avec Souchon, Bashung et Goldman). Mais, surtout, ces trois-là n’ont pas écrit dans une lignée, une tradition, un usage, un courant. Ils ont écrit contre, ils ont écrit en rupture, ils ont écrit pour eux seuls.
Samedi soir, Gréco chantait à Pleyel et j’ai plusieurs fois été visité pendant le concert par cette idée que, depuis des années, je lis écrit çà ou là qu’elle incarne la chanson classique. Et que je n’ai rien vu là de classique, au sens où le classicisme est le respect de la norme, l’engagement dans un système de références et de conformités. Au contraire, j’ai plutôt eu l’impression d’entendre le commencement d’une histoire, des couleurs de voix qui rompent non seulement avec Jacqueline François, mais aussi avec Chimène Badi, une science très exacte de la ductilité des chansons, une liberté perpétuellement renégociée sur le prévisible et l’attendu.
Certes, la délectation du mot ou la gourmandise devant la mélodie sont des valeurs partagées en ces termes-là plutôt par des artistes apparus avant les années 80. Mais le respect de l’auteur n’asservit pas le sensible chez Gréco. Au contraire, je ne suis pas sûr que Jean-Claude Carrière ait tout à fait pensé C’était un train de nuit tel qu’elle le chante. Mais ce qu’elle fait abonder dans cette chanson finit par emplir les silences et les imprécisions du texte, qui se trouve dès lors en un temps et en un lieu que Carrière n’avait pas écrits. Et cette posture n’appartient pas à une époque mais à un tempérament – le classique est ce qu’elle instaure, non ce qu’elle perpétue.
Voici : en chanson, le classique est le premier ; les suivants suivent. La liberté de Juliette Gréco a aussi affranchi celles qui chanteraient après elle. Il n’est ni Catherine Sauvage, ni Brigitte Fontaine sans elle. L’une des deux est à son tour devenue une classique en établissant une échelle de folie et d’arbitraire telle qu’ensuite ont pu surgir Claire Diterzi ou Adrienne Pauly. Et Gréco n’a d’importance aujourd’hui ni par sa longévité ni par son hypothétique fidélité à un temps donné. Ce qui compte, c’est le chemin accompli, les amarres rompues, les marais asséchés, toute l’entreprise de bouleversement du monde qu’elle poursuit, seule de son espèce et pourtant familière. Une classique donc, exemplaire dans le refus du repos.
J’ai quelque impatience en attendant d’entendre le texte étonnant qu’Abd al Malik lui a donné. On le dira sans doute classique, puisque imprévu.

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