Le révisionnisme Blue Note
Depuis huit ou dix ans, je me demande quelle est la part du chiffre d’affaires de Blue Note qui découle de l’utilisation révisionniste de son catalogue. Voici que sort Droppin’ Science, Greatest Samples from the Blue Note Lab (chez Blue Note-EMI), compilation pointue que l’on peut mettre entre toutes les mains : « Dix classiques du catalogue Blue Note utilisés en tant que samples dans des tubes hip hop des années 90 ! », dit le communiqué de presse (d’ailleurs, plusieurs des titres utilisant ces samples datent des années 80).
On retrouve évidemment l’orgue de Lonnie Smith dans Speenin’ Wheel, qui a notamment été utilisé par A Tribe Called Quest dans Can I Kick It, un titre de Donald Byrd utilisé par De La Soul, DJ Krush, A Tribe Called Quest et d’autres encore, deux Lou Donaldson, évidemment Brother Jack McDuff… On entend la part la plus cool et érudite du rap américain, mais on s’attend aussi à voir la jeune Mireille Darc entrer dans la pièce ou Alain Delon pousser la porte du bar – si ce n’est Jean-Pierre Marielle qui danse en Pierre Cardin entre deux pétasses seventies.
Si c’était la première fois que Blue Note se célèbre avec cette gourmandise ! Je ne sais combien il y a eu de compilations, de séries et d’anthologies d’enregistrements de ce label publiés pour leurs strictes valeurs contemporaines. Jazz de lounge, soul instrumentale, musique illustrative, matériau pour le hip hop et l’électro, pépites brésiliennes… Les aligner donne une double sensation encyclopédique et lacunaire : voici les liens généalogiques rétablis (et donc une certaine vérité révélée), mais ce faisant on émonde tellement l’arbre qu’il n’en reste qu’une forme arbitraire et vaguement mensongère. Peut-être est-ce le revers des réévaluations et de la passion des origines en époque postmoderne, que de compiler le passé en fonction de nos visions actuelles. C’est, rapportée à la musique, la confusion entre histoire et mémoire que pointent certains intellectuels, inquiets que nos valeurs contemporaines imposent une polarité morale à la guerre de 14-18 ou au colonialisme. Evidemment, cela n’a guère de conséquences dans le cas des compilations Blue Note, mais le révisionnisme est le même : nos perspectives du passé ne sont plus verticales comme dans les années 60-70 qui croyaient en un progrès linéaire en musique, ni horizontales comme lorsque l’on a inventé la distinction entre musique savante et musique vulgaire, mais strictement diagonales. Une diagonale dessinée par le seul principe de plaisir ? Je n’arrive pas à croire qu’il n’y a là nulle arrière-pensée plus ou moins idéologique.
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